— Quelle est alors la meilleure chose qu'un père puisse faire pour ses enfants ? s'enquit Petit Couteau. Les nourrir ?

Une fois encore, Samig réfléchit à sa réponse avec soin.

— Il y avait autrefois un village dont le chef était un grand chasseur, commença-t-il. Les gens n'avaient rien d'autre à faire que cuire ce qu'il leur rapportait. Ils se gavaient de la viande et de l'huile qu'il leur fournissait. Mais le chasseur finit par vieillir. Il mourut et il n'y eut plus personne au village pour chasser. Un par un, ils moururent de faim jusqu'à ce que le village soit trop petit pour être un village.

» La meilleure chose qu'un père puisse faire pour ses enfants est de leur apprendre ce qu'ils ont besoin de savoir pour se débrouiller seuls. La meilleure chose qu'un père puisse faire pour ses enfants est de leur permettre de devenir forts.

Petit Couteau ne dit rien et, dans le silence, Samig fouilla dans son sac pour prendre sa vessie d'eau. Il ôta le bouchon d'ivoire, but et tendit l'outre à Petit Couteau.

Le garçon prit la vessie à deux mains et but une grande gorgée.

— Notre village est trop petit, remarqua-t-il alors. Nous n'avons pas assez de chasseurs.

Ces paroles surprirent Samig. Pourquoi un enfant se soucierait-il de ces choses ? Puis il se rappela que Petit Couteau était désormais homme et chasseur. Alors, il lui répondit sincèrement, sans essayer d'embellir la réalité.

— Oui, il est trop petit.

— Si une autre tribu venait à nous, dit Petit Couteau, comme lorsque les Petits Hommes sont arrivés chez les Chasseurs de Baleines avant ma naissance, si cela arrivait...

— Nous nous battrions pour nos femmes et nos enfants, répondit Samig avec calme.

— Mais nous mourrions.

— C'est possible, mais souviens-toi que le combat le plus dur se livre avec les mots, pas les armes.

— Les mots ne tuent pas.

— Parfois, ils détruisent l'esprit.

— Mon grand-père Chasseur de Baleines prétendait qu'on ne peut tuer un esprit.

— Si un homme ne s'intéresse à rien, ni à lui, ni aux autres, ni à la terre, ni aux animaux, dit Samig, ne vois-tu pas alors que son esprit est mort ?

— Oui. Tu apprends donc à te battre avec des mots ? demanda l'enfant.

— Oui, mais je suis aussi capable de me battre au couteau.

— Même avec ta main ?

— Oui.

— Ce ne sera pas suffisant de se battre avec des mots ?

— Certains hommes ne sont pas assez forts pour cela, expliqua Samig. Dans leur faiblesse, ils utilisent des armes. Il faut donc que je puisse en faire autant.

Petit Couteau hocha la tête et demanda :

— Comment apprendras-tu ?

Il fit glisser son couteau de manche du fourreau et le tint en l'air.

— Avec le couteau, veux-je dire.

— J'y ai réfléchi, dit Samig en regardant longuement dans les yeux de Petit Couteau. Accepterais-tu de m'aider ?

Le garçon remit la lame à sa place et plaça ses mains au-dessus de la flamme de sa lampe.

— Oui.

Ils restèrent assis sans parler. Quand le froid de l'air commença à raidir le corps de Samig, il prit deux robes de fourrure dans son ikyak, s'enveloppa dans l'une et lança l'autre à Petit Couteau.

— Va dormir. Demain sera une rude journée.

47

Chasseurs de Baleines

île de Yunaska, îles Aléoutiennes

Waxtal ouvrit les yeux. Les voix, tel un bourdonnement sinistre qui allait et venait dans ses rêves, avaient changé. Il prêta l'oreille. Roc Dur. Le cœur de Waxtal s'accéléra. Il appuya les mains contre le sol et essaya de se mettre debout, mais les journées de jeûne et le voyage de retour l'avaient privé de toute force.

Il retomba lourdement sur son lit et entendit Roc Dur poser des questions. Il perçut les réponses rapides d'Œuf Moucheté, la voix lente et grave de Hibou et sut qu'il devait se lever et parler lui-même à Roc Dur. Il avait faim. Il se mit péniblement à quatre pattes puis à genoux et enfin sur ses pieds. Il leva le bras jusqu'à la peau pleine d'eau au-dessus de sa tête et but. L'eau raviva ses forces. Il vida l'outre et la jeta.

Que la femme s'en charge. Il en avait assez de remplir des outres. La joie envahit soudain sa poitrine. Les commerçants pouvaient dire ce qu'ils voulaient. Il avait tenu sa promesse aux esprits. Qui pouvait dire quels pouvoirs ils lui donneraient ? Peut-être suffisamment pour mettre Roc Dur de son côté. Il écarta le rideau et entra dans la pièce principale.

Sans un regard pour les trois hommes, il posa les yeux sur la femme. Elle avait le visage rond, les lèvres pleines et les longs yeux étroits qu'il avait souvent remarqués chez les femmes Chasseurs de Baleines. Elle était grande et vigoureuse, même si elle gardait son bras gauche trop près de son corps, le coude contre l'os de sa hanche.

Elle serait la bienvenue dans son lit, mais Hibou ou Œuf Moucheté l'avaient sans doute déjà revendiquée. Ou peut-être, puisqu'ils étaient frères, se la partageaient-ils. Depuis son arrivée, l'ulaq était propre — pas de détritus sur le sol — mais ses défenses n'étaient pas à leur place habituelle près de la basse lampe de pierre. Il s'inquiéta un instant mais les aperçut contre le mur du fond, luisant à la lumière de la lampe à huile.

— Waxtal, dit Œuf Moucheté d'un ton qui lui fit dresser les cheveux sur la tête.

— J'ai achevé mon jeûne.

Ces mots semblèrent l'avoir vidé de ses forces. Waxtal fouilla l'ulaq du regard à la recherche de sa canne et se rappela qu'il l'avait laissée dans sa chambre. Il s'affaissa, craignant de tomber devant les hommes et la femme. Celle-ci accourut pour l'aider à s'asseoir comme s'il était un vieillard et, avant qu'il ne puisse protester, lui plaça un bol de bouillon dans les mains.

Il but sans attendre. C'était bon, riche de graisse et savoureux du goût des bulbes de pourpier. C'était chaud sans être brûlant, et ses doigts s'ancrèrent au bol.

Roc Dur s'assit sur ses talons à côté de Waxtal et le regarda. Mais celui-ci se contenta de boire sans broncher.

— Tu as pris leurs marchandises, dit Roc Dur.

— Seulement parce qu'ils allaient prendre ce qui m'appartient et me laisser là.

— Est-ce vrai ? demanda Roc Dur aux deux hommes.

Hibou haussa les épaules.

— Il a pris tout ce qui était dans cet ulaq ?

— Pas les choses qui étaient là avant notre arrivée, pas l'huile de baleine ni le poisson séché, répondit Hibou.

Roc Dur inclina la tête mais Waxtal y vit l'esquisse d'un sourire.

— Vous pensez qu'il faudrait le tuer pour avoir pris ce qui vous appartient.

— Peu importe. Nous n'en voulons pas avec nous, voilà tout.

— Ce n'est pas ce qu'Œuf Moucheté m'a dit, objecta Roc Dur.

Hibou regarda son frère en plissant les yeux.

— Nous n'étions pas obligés de le ramener avec nous, remarqua Œuf Moucheté. Nous aurions pu le tuer sur place et tout rapporter.

— Mais vous ne l'avez pas fait. Pourquoi ?

— Il priait et jeûnait, expliqua Œuf Moucheté. Pourquoi risquer de courroucer un esprit des lieux ?

— Alors tu as préféré le ramener ici pour que l'île des Chasseurs de Baleines subisse la malédiction et que je décide de sa vie ou de sa mort ? Sache que j'ai mon compte de mauvais sorts.

— C'est ton choix, intervint Hibou. Mais s'il vit, nous ne l'emmènerons pas avec nous.

Roc Dur se leva et marcha dans l'ulaq.

— Pourquoi souhaiterais-je sa mort ? Il n'a rien pris qui nous appartenait.

— Parfait, dit Œuf Moucheté. Tu le nourris. Je suis sûr que les Chasseurs de Baleines ont besoin d'un vieillard supplémentaire. Quant à nous, nous partons. Il n'y a rien pour nous ici. Nous avons goûté votre huile de baleine. Elle est rance. Nous avons goûté vos femmes. Elles sont...

Hibou l'interrompit en langue Caribou, parlant trop vite pour que Waxtal puisse comprendre.

— Nous partons demain, dit Hibou à Roc Dur. Pour te remercier de ton hospitalité, nous te laissons les peaux d'huile que tu vois ici.

Sur quoi il écarta le rideau d'herbe dissimulant l'entrée de la cache de nourriture. Waxtal en compta quatre.

— Nous te laissons aussi le vieil homme. Fais-en ce que tu veux.

Waxtal inspira profondément et regarda Roc Dur qui grimpait déjà au rondin et sortit sans un mot.

— Dis-moi ce qu'il y a à faire, fit la femme en abandonnant son ouvrage.

Œuf Moucheté tira son parka d'une pile de peaux près de l'entrée de sa chambre.

— Il y a un trou sous une manche.

Puis il lança en tas aux pieds de la femme bottes et jambières.

— Hibou, as-tu des vêtements à repriser ?

Waxtal tourna le dos aux marchands, leva son bol et en lécha la moindre goutte. Il alla prendre la défense sculptée qu'il emporta dans sa chambre. Puis il revint chercher l'autre.

Il posa les mains sur les défenses et sentit la clameur des voix au bout de ses doigts. Oui, songea-t-il. Il attendrait ici, à l'écart. Il attendrait et veillerait sur ses défenses. Une fois les deux hommes repartis, il irait trouver Roc Dur pour lui faire une offre. Hibou et Œuf Moucheté pensaient emporter toutes les marchandises, mais ils ne connaissaient pas ce qu'il avait à échanger : un savoir pour lequel Roc Dur donnerait tous ses biens.

48

Peuple des Rivières

Rivière Kuskokwim, Alaska

— Chaque paquet contient une médecine différente, expliqua Dyenen. Leurs ficelles sont de couleur différente ; les nœuds qui les scellent sont également différents.

Il en tira plusieurs de son sac médecine en peau de lynx puis désigna de la tête celui du Corbeau.

— Vois, Saghani, tu as le même.

Le Corbeau fouilla dans son sac et trouva les paquets noués comme ceux de Dyenen.

— C'est ainsi que tu sais ce que chacun contient, dit Dyenen. Maintenant écoute et retiens.

Il étala les paquets sur de la mousse plate et sèche et fit signe au Corbeau de l'imiter.

Dyenen prit un paquet et attendit que le Corbeau ait trouvé le même.

— De la livèche, dit Dyenen. On la trouve dans le sable près de la mer. Ce sont de grandes plantes dont les pétales sont rouges à la base. Les feuilles sont brillantes et séparées en trois. Il faut cueillir les feuilles et les tiges avant la floraison. Il faut les manger vertes quand on a des maux de bouche ou les faire sécher pour confectionner des tisanes qui supprimeront les douleurs de dos. Ficelle rouge, trois nœuds simples.

Il prit le deuxième paquet, l'ouvrit et répandit des racines.

— De l'ortie séchée. Ces racines sont bonnes pour le mal de dents. Écrase-les et maintiens-les sur la mâchoire enveloppées dans de l'herbe chauffée au-dessus des braises. Ramasse-la au printemps. On la trouve dans les endroits ombragés où se dressaient autrefois les vieux villages. Elle pousse comme un homme, haute et droite, avec une seule tige. Ficelle rouge, deux doubles nœuds.

Il poursuivit, les yeux sur les paquets, le bout de ses doigts se colorant au contact des herbes.

Mais tandis que Dyenen parlait, le froid s'infiltrait dans la poitrine du Corbeau. Il n'y avait là rien, ni pierres scintillant de pouvoirs spirituels, ni fourrures d'animaux sacrés, ni amulettes consacrées par des jeûnes ou des visions. Des herbes, rien que des plantes que tout le monde pouvait ramasser, que n'importe quelle femme pouvait faire bouillir, que n'importe quelle vieillarde pouvait utiliser contre le mal de dos, les fièvres ou les crampes dans les jambes.

Il avait abandonné les sculptures de Kiin contre le savoir d'un enfant.

Dyenen poursuivit sa tirade sur la douleur et les plantes, les tisanes et les poudres. Un feu de colère chassa le froid de la poitrine du Corbeau, une colère si intense qu'il n'arrivait pas à l'exprimer. Il resta donc assis en silence, sans accorder plus d'importance à la voix de Dyenen qui se réduisit au murmure de l'eau qui coulait près d'eux, au frémissement des branches de l'épicéa dans le vent. Puis il entendit l'appel bruyant et puissant d'un corbeau et, levant les yeux, il aperçut l'oiseau au-dessus de leurs têtes, la pointe de ses ailes courbée dans le vent, le soleil teintant l'extrémité noire de ses plumes de bleu, de vert et de rouge. L'oiseau s'éleva au fil des vents et le Corbeau sentit son cœur s'élever à son tour. Le vieil homme possédait le pouvoir. Il existait un moyen de se l'approprier.

Quand Dyenen eut discouru à propos de plusieurs paquets, il les reposa sur son sac en peau de lynx. Le Corbeau l'imita, sans y mettre le même soin. Les deux hommes se relevèrent et Dyenen dit :

— Ainsi, la transaction est accomplie. Médecine pour médecine. Chaque jour je t'enseignerai davantage, je t'apprendrai d'autres moyens d'utiliser les paquets. Je te montrerai les plantes, l'endroit où elles poussent, et ce à quoi elles ressemblent. Bientôt, tu en sauras autant que moi.

Le Corbeau posa ses yeux sur le vieil homme et secoua lentement la tête.

— Tu crois que la médecine des vieilles femmes, les herbes et les plantes, sont dignes de la valeur de mes sculptures ? demanda-t-il sans donner à Dyenen la chance de répondre. Je sais que tu possèdes le pouvoir. Je l'ai vu. Je suis venu chez toi. J'ai entendu des voix. Pourtant, tu étais seul. Ton pouvoir faisait trembler la hutte. Les chasseurs disent que tu sais appeler les animaux : le poisson, le caribou et le castor. Tu n'as rien partagé de cela avec moi.

Le Corbeau se détourna et entreprit de longer la rivière pour regagner le village. Le vieillard ne pipa mot et le Corbeau n'eut pas un regard en arrière pour s'assurer qu'il le suivait.

Une fois parvenu à la première maison, le Corbeau s'étonna de le trouver juste derrière lui. Il n'avait pourtant pas ralenti l'allure, car il ne s'était pas inquiété de savoir si Dyenen pouvait soutenir une telle cadence.

— Je vais te rendre les sculptures, dit le vieil homme en tendant la main vers le sac en peau de lynx.

— Un marché est un marché, rétorqua le Corbeau. J'ai dit que je te donnerais les sculptures et je le ferai, mais j'attends davantage en retour.

— Je n'ai rien de plus.

— Tu es chaman de tout ce village. Ne me dis pas que tu ne possèdes pas de pouvoir.

— Qu'est-ce qui est plus puissant que la terre ? Qu'est-ce qui est plus puissant que les plantes qui jaillissent de la terre ?

Le Corbeau se pencha pour ramasser la pousse brune d'une herbe d'assemblage qui poussait sur le sol spongieux.

— Tu prétends que ceci est plus puissant que le glouton, l'ours ou le loup ?

— Je dirais que chaque pouvoir est différent.

— Ne me prends pas pour un imbécile, insista le Corbeau. Je sais qu'il existe un pouvoir dans le sac médecine. Je resterai pour que tu m'enseignes ses secrets. Mais je sais aussi que tu possèdes le pouvoir d'appeler les animaux. Peut-être ai-je eu tort de penser que tu comprendrais le pouvoir de mes sculptures et que tu les accepterais en échange de tout ton savoir.

— Je t'ai donné le savoir le plus puissant que je possède, dit Dyenen.

Le Corbeau serra si fort les dents qu'il les sentit bouger dans ses gencives.

— Les voix, l'appel des animaux, c'est ça que je veux. Que désires-tu ? Que puis-je t'offrir en échange de ces pouvoirs ?

— J'ai tout ce qu'il me faut. Il n'est rien que tu puisses me donner.

— Certains hommes ont tout ce dont ils ont besoin, répliqua le Corbeau, mais aucun n'a tout ce qu'il veut.

Il fixa du regard Dyenen qui se détourna avant de répondre.

— Je suis satisfait.

Alors le Corbeau se rappela que Dyenen n'avait pas de fils.

— Et tu ne désires pas un fils, dit le Corbeau lentement.

Le vieil homme s'arrêta et tourna la tête pour dévisager le Corbeau.

— Tu crois que je ne pourrais m'acheter un garçon ? Tu crois qu'aucune famille Rivière ne me donnerait leur fils?

— Un fils né de tes reins, précisa le Corbeau. Un fils né de ta semence.

— Tu ne peux me donner cela ! s'esclaffa Dyenen.

— Tu as raison. Aucun homme ne peut offrir pareille chose, mais une femme peut être échangée — une femme qui possède des pouvoirs spirituels, une femme qui possède le don d'avoir des fils.

Le vieil homme demeura immobile, le souffle lent et profond.

— Tu connais une telle femme ?

— Oui.

Le vieil homme planta ses yeux dans ceux du Corbeau. Et, comme s'il y voyait la vérité, il dit :

— Parle-moi d'elle.

49

Dyenen caressa la figurine de morse, sentit son esprit passer dans ses mains. D'abord, il n'avait pas cru Saghani. Ces statues faites par une femme ? Impossible. Mais il n'y avait que de la vérité dans les yeux de l'homme quand il avait parlé de Kiin, des jumeaux qu'elle avait mis au monde : deux fils, sains et vigoureux. Une femme comme elle, ne pouvait-elle lui donner des fils ? Il était vieux, mais pas trop pour avoir mis une fille dans le sein de Ciel Lointain, pas trop encore pour jouir d'une compagne dans son lit presque chaque nuit.

— Si cette femme est honorée parmi son peuple, elle pourrait refuser de venir dans ce village, avait objecté Dyenen.

— Son père l'a donnée à un piètre chasseur, un paresseux qui ne vaut pas grand-chose.

— Si elle possède un tel pouvoir, pourquoi reste-t-elle avec lui ?

— Il a reçu en dot beaucoup d'armes et de fourrures.

— Et le mari accepterait de l'échanger ? Ne connaît-il pas la valeur de ses sculptures ?

— Il les craint. Il ne les comprend pas. Il me l'a déjà offerte en échange de marchandises.

Dyenen réfléchit longuement. Il avait de nombreuses peaux et fourrures d'animaux terrestres qui seraient précieuses aux yeux des Chasseurs de Morses. Peut-être une femme serait-elle heureuse ici. C'était un bon village, les femmes seraient gentilles avec elle.

— Aime-t-elle sculpter ? s'enquit Dyenen.

Le Corbeau leva les sourcils et émit un petit rire.

— Bien sûr. Seulement elle le fait en cachette et m'apporte ses œuvres en échange de nourriture pour elle et ses fils, car son mari est incapable de leur en procurer.

— Je la laisserais sculpter. J'ai suffisamment d'épouses pour la cuisine, la couture, le ramassage du bois et le soin à apporter aux chiens. Tu crois qu'elle viendrait ? Ses fils, nés ensemble, doivent posséder de grands pouvoirs. J'enverrai des fourrures pour l'acheter, elle et ses fils.

— Si je te les amène, j'attends quelque chose pour moi.

— Le secret des voix des esprits, de l'appel des animaux ?

— Oui, fit le Corbeau qui se leva en souriant.

— C'est d'accord. Quand me l'amèneras-tu ? Cet été ? L'année prochaine ? Je suis un vieil homme.

— Je pars dès demain, répondit le Corbeau. Elle sera ici avec ses fils avant la prochaine lune.

— Non, je t'ai expliqué qu'il fallait une lune et la moitié d'une autre pour apprendre les secrets des sacs médecine. Je dois tenir ma promesse.

— Je te libère de ta promesse.

— Comment un homme peut-il libérer quelqu'un de sa promesse ? Si je ne puis tenir mes engagements envers toi, pourquoi les esprits me croiraient-ils ?

Finalement, le Corbeau leva les mains en signe de bonne volonté et quitta la demeure en secouant la tête. Dyenen le suivit dehors et, la sculpture à la main, regarda l'homme disparaître.

Dyenen sourit. Contrairement à Saghani, il n'avait pas eu à divulguer son secret — il comprenait la langue Morse autant que Saghani comprenait celle du Peuple des Rivières. L'âge a ses avantages — les années d'expérience procurent la sagesse dans les transactions avec les jeunes.

Oui, songea Dyenen, au pis, je perdrai la dot. Au mieux, j'aurai une femme qui comprend les choses de l'esprit, qui pourrait, grâce au pouvoir de ses enfants-nés-ensemble, me donner un fils. Et tout cela contre un petit savoir qui n'émanait même pas des esprits. Comme Saghani était sot de penser que les voix qu'il avait entendues et la peau tremblante de la tente étaient le signe d'un grand pouvoir. Il existait des ruses, enseignées à tous les chamans du Peuple des Rivières, transmises de chaman à chaman. Et l'appel des animaux

— oui, cela nécessitait des prières et des incantations, mais ces appels étaient-ils plus importants que la connaissance de leurs traces, du cycle que suivent tous les animaux ? Le lynx vit mieux quand il y a abondance de lièvres ; le nombre des ours s'accroît après des saisons successives riches en saumons ; le caribou suit les anciens chemins par cycles de dix ou vingt ans, attendant les plantes à croissance lente dont il se repaît.

Dyenen donnerait donc ce savoir à Saghani et Saghani penserait détenir tout le pouvoir. Pourtant, rien n'était supérieur à celui qu'il lui avait offert ce matin

— la connaissance de la médecine. Quel homme, quand il est malade, n'échangerait toutes les voix des esprits de la terre contre une médecine capable de chasser la maladie de son corps ? Qu'est-ce qui faisait qu'un village honorait toujours son chaman ? La certitude qu'il pouvait les aider à vaincre la maladie.

Le Corbeau rampa jusque chez lui. Oui, il vendrait Kiin. Non sans exiger qu'elle lui sculpte d'abord suffisamment d'objets pour les troquer des années durant.

Chaque fois qu'il reviendrait au village Rivière, il la verrait et lui achèterait d'autres statuettes. En outre, le vieillard ne vivrait plus longtemps. Dyenen donnerait au Corbeau les secrets de son pouvoir, ce qui lui permettrait d'agrandir et de renforcer son village, en attendant que le vieil homme meure. Alors, le Corbeau retournerait chez les Rivières et revendiquerait Kiin pour femme.

Il lui suffisait d'acheter un autre enfant du même âge que Shuku et de l'amener à Kiin. Personne ne saurait que ce n'était pas son fils.

Encore fallait-il trouver l'enfant. Il faudrait que ce soit un enfant Premiers Hommes, avec leur peau douce, leur tête ronde et leurs longs yeux. Mais quelle mère donnerait son fils à un marchand ?

Quand il trouva la réponse, le Corbeau éclata de rire. C'était si simple. Une mère Ugyuun, naturellement ! Elles avaient toujours trop de bouches à nourrir. Quelques ventres de phoque d'huile, un ventre de morse plein de viande. N'importe quelle femme Ugyuun donnerait son âme pour de la nourriture. Pourquoi pas un fils?

50

Chasseurs de Baleines

île de Yunaska, îles Aléoutiennes

Kukutux hissa un autre ventre de phoque d'huile au sommet de l'ulaq et le tendit à Œuf Moucheté. Elle secoua la tête. Quels idiots ces marchands ! Pourquoi ranger toutes ces marchandises dans l'ulaq deux jours plus tôt et tout remporter aujourd'hui ? Elle redescendit le rondin à encoches et ramassa une pile de paniers conçus pour s'emboîter les uns dans les autres et les lança à Œuf Moucheté.

Peut-être les commerçants craignaient-ils que les Chasseurs de Baleines ne volent leurs biens. Comment deux hommes pouvaient-ils tenir tête à tout un village ? Mais si c'était cela qui les tracassait, pourquoi abandonner leurs marchandises toute la nuit dans leur ik ? Qui les comprendrait jamais ?

Porter et soulever n"était pas commode. Son coude gauche commençait à la faire souffrir ; elle se demanda si Vieille Oie avait un peu de racine d'ugyuun avec laquelle elle se ferait un onguent qui éloignerait les esprits de la douleur.

Ah ! songea-t-elle, remercie les commerçants de ne pas avoir déchargé leur colère sur toi. Puis elle pensa qu'il restait une nuit avant leur départ. Kukutux souleva un ventre de phoque de poisson séché, le bascula sur son épaule et grimpa.

Tu en as vu d'autres, se dit-elle.

Une fois toutes les affaires sorties, Kukutux prit son sac à cueillette et se dirigea vers la plage. On n'était pas encore à marée basse mais l'eau avait commencé à se retirer. Peut-être Kukutux dénicherait-elle quelque chose de frais à ajouter à un repas de poisson séché. A l'aide de sa canne, elle retourna de petits rochers et fouilla dans les crevasses entre les roches qui gardaient les eaux peu profondes de la vaste plage des Chasseurs de Baleines. Elle trouva quelques oursins — pas assez pour rassasier ne serait-ce qu'un enfant — mais quand à son retour elle constata l'absence de Hibou et d'Œuf Moucheté, elle emporta sa pêche au vieil homme qu'elle appela à travers le rideau de sa chambre.

— Pries-tu ?

Le vieil homme se racla la gorge.

— Ma prière est achevée, dit-il en passant le bout du nez par le rideau entrebâillé.

— J'ai ceci, dit-elle en tendant son panier. Il n'y en a pas beaucoup.

Le vieillard écarquilla les yeux et sa bouche s'ouvrit en un sourire.

— Les autres. Hibou et Œuf Moucheté, ils s'en vont?

— Demain, si le ciel est bon. As-tu besoin d'eau ?

Le vieil homme lâcha le rideau et revint prestement

avec une outre vide. Elle lui en apporta une pleine.

— Préviens-moi quand ils seront partis, ordonna-t-il en lâchant le rideau.

Kukutux se leva et soupira de soulagement à l'idée de l'ulaq vide. Elle détestait les piles de marchandises qui s'étaient amassées dans la pièce. Bientôt, les commerçants seraient partis, eux aussi, mais elle devait d'abord les nourrir. Elle sortit de la réserve tous les paquets laissés par les deux hommes.

Elle disposa des baies séchées mêlées d'huile de phoque, de la viande de phoque séchée et du poisson fumé assaisonné de feuilles d'ugyuun pilées.

Puis, comme les marchands n'étaient toujours pas rentrés, elle se rendit dans leurs chambres et vérifia qu'elle avait bien vidé tout ce qui leur appartenait. De tout ce qu'ils avaient apporté, ne restaient que quelques sacs de nourriture et la canne du vieil homme. Puis elle se rappela les défenses. Elles avaient disparu. Elle sentit la tristesse envahir son cœur. Était-il au courant ? Devait-il l'être ? Et si elles étaient à l'origine de ses pouvoirs ? Était-il juste que les autres hommes les emportent ?

— Tes défenses ne sont plus là, appela-t-elle. Les marchands les ont-ils emportées ?

— Elles sont avec moi dans ma chambre, répondit le vieil homme d'une voix étouffée comme s'il avait la bouche pleine.

Il mange les oursins, se dit Kukutux.

— Parfait, dit-elle en s'éloignant.

— Merci pour les oursins, s'écria le vieillard. J'avais faim. As-tu vu mes défenses ? demanda-t-il au bout d'un instant.

— Tu as dit qu'elles étaient avec toi.

— Je veux dire, as-tu regardé les sculptures ?

— J'ai vu qu'il y avait des lignes sur l'une d'elles.

— Entre voir.

Kukutux jeta un rapide coup d'œil en direction du sommet de l'ulaq puis se dit que si les hommes la trouvaient dans la chambre du vieillard, c'était sans importance. Elle prétendrait vouloir s'assurer qu'ils n'avaient rien oublié. Elle écarta le rideau, le roula et coinça celui-ci dans l'herbe qui recouvrait les murs. Puis elle rampa près de lui.

Le vieil homme avait posé la défense sur ses genoux et ses mains la caressaient comme une mère caresse la peau de son bébé. Kukutux regarda autour d'elle, cher-chant paquets ou marchandises, mais la chambre était vide excepté quelques fourrures et nattes d'herbes.

— Tu vois ?

Kukutux pencha la tête. Des lignes, creusées profondément dans l'ivoire, s'étendaient depuis la partie large jusqu'au milieu de la défense. Ensemble, elles coulaient comme de l'herbe sous le vent et attiraient l'œil comme la flamme d'une lampe à huile.

— C'est beau, dit Kukutux.

— Si je ne possède jamais que ces défenses, c'est assez, dit le vieillard.

Kukutux s'assit sur ses talons, se souvenant qu'elle pensait la même chose quand elle tenait son fils, nouveau-né dans ses bras, ses cheveux encore humides. C'est tout juste si elle ne sentait pas sa chaleur contre sa poitrine. C'est alors qu'elle entendit la voix de Hibou et d'Œuf Moucheté.

— Je vais essayer de t'apporter à manger plus tard, murmura-t-elle en s'éloignant.

Roc Dur les accompagnait. Kukutux servit donc les trois hommes avant de s'installer pour manger dans son coin à paniers.

Les hommes se restaurèrent sans un mot. Quand ils eurent achevé, Roc Dur commença à évoquer la chasse à la baleine. Il parlait des chasseurs encore vivants et de certains, morts depuis longtemps, dont il ne pouvait prononcer les noms de peur de rappeler leurs esprits au village. Kukutux écoutait ses histoires, profitant d'un rare moment de détente.

Son récit terminé, Roc Dur dit :

— Il y eut un temps où d'autres hommes vinrent ici, sur cette île. Nous les avons nommés Petits Hommes. Ils sont d'abord allés chez les Traqueurs de Phoques, ont détruit leur village, si bien que tous moururent excepté une femme. Elle était la grand-mère de notre chef d'alors, mort aujourd'hui. Elle et les autres Traqueurs de Phoques sont venus dans notre île pour nous avertir.

Kukutux sourit. Elle avait déjà entendu cette histoire de combat et de bravoure tant chez les femmes que chez les hommes. Roc Dur mentionna le nom de Waxtal, et Kukutux sut qu'il parlait du vieil homme recroquevillé dans sa chambre.

— Il a tué un Petit Homme et a été blessé au cours de la bataille. Il nous a donné l'idée qui nous a permis de vaincre les Petits Hommes. Il nous a conseillé de mettre deux rondins à encoches dans chaque ulaq pour que deux chasseurs puissent grimper dos à dos et se protéger tout en luttant. Alors vous voyez, il m'est difficile de dire « Oui, tuez le vieil homme », car il y a longtemps, il a sauvé la vie des Chasseurs de Baleines.

Hibou hocha la tête. Œuf Moucheté se leva et se mit à arpenter la pièce.

— C'est ta décision, dit-il. Cet homme n'est pas bon. Il a été chassé de son village par le chef de sa tribu. Qui sait pourquoi ? Il n'a pas l'air malfaisant, mais qui peut dire?

Roc Dur se leva et s'étira.

— Laissez-le ici. La femme prendra soin de lui, dit-il en désignant Kukutux du menton.

La jeune femme sentit une étincelle de colère brûler dans son cœur, mais se tut. Pourquoi se plaindre ? Elle n'avait pas de mari. Malgré son âge, il pourrait chasser.

Roc Dur s'en alla. Les deux marchands se penchèrent un moment l'un vers l'autre comme s'ils avaient peur qu'on les entende. Kukutux se leva en souriant et s'approcha ostensiblement pour ramasser les restes du repas Les hommes se mirent à chuchoter jusqu'à ce que Kukutux leur dise en riant :

— Pourquoi chuchoter ? Je ne comprends pas la langue Caribou. Parlez aussi fort que vous voulez, sauf si vous craignez que le vieil homme ne vous entende.

Œuf Moucheté fronça les sourcils mais Hibou se leva, visage souriant.

— Œuf Moucheté dit qu'il se passera de nombreu:*; jours avant qu'il n'ait à nouveau une femme dans sou lit. Il se demande si tu viendras.

Les yeux fixés au mur, Œuf Moucheté ne dit rien. Alors Hibou se pencha, souleva les nombreux colliers qui ornaient la poitrine d'Œuf Moucheté.

— Choisis-en un, et si tu nous veux tous les deux, choisis-en deux.

Kukutux sentit la chaleur envahir ses joues.

— Et si je préfère dormir seule ?

— C'est ton choix, dit Hibou dont les yeux s'attardaient avec douceur sur son visage.

Kukutux détourna le regard et, en esprit, elle vit la nourriture qui restait dans la cache. Elle avait apporté de chez elle une peau de phoque à demi pleine d'huile, un ventre d'huile provenant de Roc Dur, deux peaux de phoque de poisson séché, une poignée de viande de phoque séchée, un panier de baies. Assez pour que le vieil homme et elle se nourrissent jusqu'à la saison de chasse ; mais si le vieil homme était mauvais chasseur, alors quoi ? Un hiver à crever de faim.

Elle se pencha sur Œuf Moucheté, le dévisagea tout en prenant les colliers entre ses doigts.

— Pas celui-là, dit-il, en posant la main à plat sur le collier de griffes d'ours. N'importe quel autre.

— Deux?

La narine frémissante, Œuf Moucheté finit par acquiescer.

— Celui-ci et celui-là, dit Kukutux.

Elle avait opté pour un collier de dents de phoque et un autre de cercles scintillants façonnés à partir de la couche intérieure des coquilles de clams.

Œuf Moucheté ôta les colliers l'un après l'autre et les tendit à Kukutux. Elle les tint à la lumière de la lampe, s'autorisant à croire un moment qu'ils étaient à elle, qu'elle pouvait porter des choses aussi belles. Puis elle revint vers les marchands et demanda en riant :

— Ils sont à moi ?

— Si tu viens dans nos chambres, répondit Œuf Moucheté.

Kukutux inclina la tête. Le temps était venu de mar-chander. Si elle attendait que leur désir soit satisfait, il serait trop tard.

— Ils sont beaux, mais je ne mange pas de colliers. S'ils m'appartiennent, je peux les garder ou les échanger, oui ?

Elle attendit, mais les hommes ne répondirent pas.

Œuf Moucheté se tourna vers Hibou. Ils échangèrent un regard mais ne dirent rien, car ils se comprenaient.

— Rien, dit enfin Œuf Moucheté.

Les muscles du cou de Kukutux se raidirent et une douleur surgit derrière sa tête, mais elle garda le visage immobile, sans un sourire, sans un froncement de sourcils.

— Alors combien de viande séchée ?

Œuf Moucheté serra les dents et secoua la tête.

— Rien ? s'exclama Kukutux en riant de nouveau. Je ne mange pas de colliers.

Elle se pencha sur Œuf Moucheté et fit glisser les colliers sur ses genoux.

— Alors ils sont à toi.

Sur quoi elle alla s'asseoir en leur tournant le dos.

Elle sentait leurs yeux sur elle. Elle guettait, attendait. Sa peau se hérissa et elle serra les coudes pour les empêcher de trembler. Elle s'obligea à ne pas les affronter. Que suis-je contre deux hommes ? Comment puis-je lutter s'ils décident de me prendre ? Pourtant, elle ne bougea pas. L'ulaq était si tranquille qu'elle entendait sa propre respiration.

— Un, lança Œuf Moucheté dont la voix forte fit sursauter Kukutux.

Elle le regarda par-dessus son épaule.

— Un ventre de phoque d'huile, précisa-t-il.

— Pour vous deux ?

— Vaux-tu davantage ? demanda Hibou.

Kukutux se leva et fit face aux deux hommes.

— Je valais deux colliers il n'y a pas si longtemps. Vous êtes des marchands. Vous savez ce que valent vos colliers. Pourquoi me le demander ?

— Deux ventres de viande séchée, dit Hibou.

— Deux ventres de phoque d'huile et trois de viande séchée.

— Un de viande, un d'huile, fit Hibou sans regarder Œuf Moucheté qui siffla entre ses dents.

— Qui commence ? demanda Kukutux.

51

Kukutux passa les mains sur les douces fourrures qui jonchaient le sol de la chambre de Hibou.

— Je te donnerai l'huile et la viande même si tu décides de ne pas venir dans mon lit, dit Hibou. Mais je ne puis parler pour mon frère.

— Je ferai comme j'ai promis, répondit Kukutux.

Elle coula un regard en coin à Hibou puis détourna

les yeux. Il avait un regard intense et elle sentait sa puissance, comme s'il la touchait depuis l'autre bout de la chambre. Elle commença à dénouer les ficelles qui retenaient ses tabliers mais il secoua la tête et dit :

— Allonge-toi sur le ventre.

Kukutux le regarda avec étonnement mais il lissait ses robes de nuit comme l'aurait fait une femme. Kukutux se baissa, muscles noués. Puis les doigts de l'homme furent sur son dos, lui frottant les épaules en cercle. Elle se détendit.

— Tu travailles dur, lui dit-il.

Kukutux fut tellement surprise d'entendre de telles paroles qu'elle faillit éclater de rire.

— Qui ne travaille dur — homme, femme ou enfant ? demanda-t-elle.

— Waxtal ne travaille pas dur, Kukutux. N'oublie pas. Tu es une femme au cœur tendre. Rappelle-toi bien ceci : tout le monde ne mérite pas ta compassion. N'as-tu pas eu assez de chagrin dans ta vie ?

— Que sais-tu de mon chagrin ?

Les mains de Hibou s'immobilisèrent.

— Tu crois que je ne peux voir ta tristesse ? Mais tu es forte. Un homme serait bienheureux de t'avoir pour femme.

Kukutux roula sur le dos pour regarder Hibou dans les yeux.

— Cela fait assez longtemps, lui dit-il alors. Tu peux aller rejoindre mon frère si tu le désires.

— Non. Je tiendrai ma promesse.

Hibou inspira profondément et se pencha pour dénouer les tabliers de Kukutux. Il la toucha de ses doigts tremblants. Puis il caressa son ventre, ses seins, la douceur de la peau entre ses cuisses. Il lui ouvrit les jambes et remua au-dessus d'elle, sans cesser de la caresser.

Il enserrait ses épaules sans cesser de bouger.

Kukutux n'avait pas eu d'homme depuis la mort de son mari et une partie de son corps voulait s'élever dans les bras de Hibou, trouver du plaisir à le sentir bouger en elle. Mais quelque chose gémissait dans son cœur, trahissait son chagrin, ramenant ses pensées au chasseur avec qui elle avait partagé tant de nuits.

Sa peau se souvint des caresses de Galet Blanc — de la douceur de ses grandes mains. Aussi resta-t-elle impavide, repoussant tout plaisir. Et si elle enveloppa de ses bras et de ses jambes le corps vigoureux de Hibou, elle se sentit raide et froide, comme si elle demeurait à l'écart, observant une autre femme.

Hibou se tendit, serra Kukutux contre sa poitrine ferme puis se relâcha, s'affaissant de tout son poids sur elle. La sueur entre leurs corps piqua la peau de Kukutux, mais elle ne bougea que lorsque le souffle de l'homme se fit profond et qu'elle le sut endormi. Alors, elle le repoussa doucement sur le côté. Elle s'essuya les seins et son entrejambe avec une des couvertures et rampa hors de la chambre.

Elle était nue, sans son tablier qu'elle avait laissé près du rideau. Elle s'en empara et le noua à sa taille. Qui savait quels esprits attendaient en haut de l'ulaq, prêts à faire entrer la maladie ou le tourment par les trois ouvertures entre ses jambes ? Elle alla se réchauffer les mains près de la lampe restée allumée.

— Encore un, murmura-t-elle.

Elle s'offrit le luxe de regarder dans la cache de nourriture pour y voir l'huile et la viande que Hibou y avait déposées pour elle.

— Encore un, répéta-t-elle.

Redressant les épaules, elle se dirigea vers la chambre d'Œuf Moucheté. Elle aurait préféré qu'il la réclame en premier. Elle en aurait fini avec lui et il ne resterait que Hibou. Hibou était calme, doux. Il l'avait bien traitée. Mais qui pouvait dire ce qu'il adviendrait avec Œuf Moucheté ?

Elle avait la main sur le rideau de sa chambre quand elle entendit un chuchotement en provenance de l'autre bout de l'ulaq.

— Pourquoi aller à lui ?

Kukutux se retourna pour voir Waxtal assis devant sa chambre.

— As-tu faim ? demanda-t-elle par réflexe de politesse.

— Pourquoi aller à lui, répéta le vieil homme.

Kukutux alla s'asseoir à côté de lui.

— Il m'a donné de l'huile et de la viande, suffisamment pour plusieurs mois.

— N'as-tu pas de mari ?

— Non.

— J'ai besoin d'une épouse.

Le souffle de Kukutux s'accrocha dans sa gorge.

— Il y a d'autres femmes sur cette île qui ont besoin de maris.

— Tu ne m'accepterais pas comme époux ? Je suis un chasseur vigoureux.

Kukutux secoua la tête mais le vieillard insista.

— J'ai le pouvoir d'éliminer la malédiction de cette île. Si tu ne me crois pas, pense à mes sculptures. Rappelle-toi les récits au sujet du vieux chaman Traqueur

de Phoques dont le pouvoir a aidé à vaincre les Petits Hommes. C'est lui qui m'a appris à sculpter, qui m'a béni de ses pouvoirs. Demande à Roc Dur. J'étais au côté du vieux chaman quand il est mort. C'est moi qui ai reçu sa bénédiction.

Kukutux se tut longuement avant de répondre.

— Reparle-m'en demain. Je dois aller retrouver Œuf Moucheté.

Ce qu'elle fit sans un regard pour le vieillard. Elle soupira quand Œuf Moucheté lui défit son tablier et passa une main rapide et brutale entre ses cuisses. Elle se perdit dans ses pensées, ce qu'il y avait de bon et de mauvais à être épouse de marchand, jusqu'à ce qu'Œuf Moucheté en ait fini et qu'il s'endorme sur elle, bouche ouverte, humide contre son épaule.

52

Serait-ce si terrible de vivre chez les Chasseurs de Baleines ? Serait-ce si terrible d'avoir une jeune et belle épouse ? Waxtal soupira et s'adossa contre le mur de sa chambre. Hibou et Œuf Moucheté avaient quitté l'ulaq tôt le matin. Leurs voix bruyantes l'avaient réveillé et il était resté caché sous les couvertures, un couteau dans chaque main, à guetter s'ils viendraient pour lui ou pour ses défenses.

Mais non. Il ne les avait même pas entendus prononcer son nom. Parfait. Un jour, il les affronterait, mais mieux valait attendre qu'il soit chef de village, avec tous les pouvoirs d'un chaman et avec des hommes jeunes, peut-être ses fils, pour le défendre.

Pour l'instant, il n'avait qu'à attendre. Attendre que la femme l'appelle, attendre le repas qu'elle lui préparerait, attendre pour parler à Roc Dur et voir ce que l'homme lui donnerait en échange de la vie de Samig.

Kukutux observa les deux commerçants marchander une dernière fois sur la plage. Œuf Moucheté brandissait une paire de jambières en peau de caribou. Elles étaient ornées sur les côtés de franges de poils raides teints en rouge foncé. Des hommes montraient des paquets d'aiguilles d'os d'oiseau, des hameçons articulés taillés dans de l'os de baleine, des couteaux d'obsidienne, des filets à oiseaux. Œuf Moucheté déambula parmi eux, fit son choix et tendit les jambières à Oiseau Crochu. En contrepartie, Oiseau Crochu lui donna deux hameçons, un chigadax en peau de langue de baleine orné aux épaules et à la poitrine de morceaux blancs d'oesophage de phoque, et une lame de flèche en obsidienne.

Kukutux secoua la tête en détournant les yeux. Oiseau Crochu n'avait nul besoin de jambières en peau de caribou. Avec le chigadax, il pouvait chasser la baleine ; avec la flèche il pouvait tuer des oiseaux. Qu'apporteraient les jambières ? Trempées dès la première sortie en mer, elles seraient alors plus fragiles et se déchireraient aisément sur les rochers. Si une de ses épouses n'en ôtait pas le sel, elles se raidiraient et seraient toutes craquelées. Et pour tout le soin qu'exigeraient les jambières, quelle nourriture contribueraient-elles à rapporter ? Aucune. Une femme aurait peut-être plaisir à les porter dans les collines pour cueillir des baies. Les longues herbes étaient tranchantes. Mais quel homme permettrait à une femme de porter un vêtement qu'il avait acheté contre un chigadax en peau de langue de baleine ?

Kukutux s'assit au bord de la plage et se désintéressa de la séance de troc. Le départ des deux hommes était une bonne chose. Les Chasseurs de Baleines allaient peut-être reprendre leurs activités habituelles.

Elle était fatiguée. La nuit précédente, quand Œuf Moucheté en eut fini avec elle, elle n'avait pas réussi à dormir. Son esprit était rempli de l'offre du vieil homme. Était-ce sincère, était-ce venu du cœur ? La voulait-il pour femme le temps qu'il resterait au village ou pour toujours ? S'il s'en allait, souhaiterait-elle l'accompagner ? Aimerait-elle se rendre de village en village, apprendre les manières des marchands ? Saurait-elle affronter les mers, seule dans un bateau avec un vieillard ? Ses pensées s'étaient muées en frayeur et elle envisagea les nombreuses façons dont Hibou et Œuf Moucheté pourraient nuire au vieil homme avant leur départ.

Elle avait fini par se laisser aller à un sommeil peuplé de rêves pour s'éveiller au matin avec l'impression de les avoir vécus. Elle s'était rendue au puits de cuisson afin de préparer un bouillon de poisson épaissi de bulbes de pourpier dans une peau qu'elle avait ensuite accrochée aux chevrons. Après quoi, ayant empli un bol pour le vieil homme, elle s'était glissée dans sa chambre en chuchotant de peur que les commerçants ne la voient. Mais, alors que la clarté du matin envoyait de la lumière par le trou de fumée, les craintes de Kukutux s'étaient allégées et, souriant de sa bêtise, elle y avait vu des tracas enfantins.

Elle avait nourri Hibou et Œuf Moucheté, emballé eau et nourriture et porté le tout dans leur ik. Ils étaient enfin partis, sans un mot pour le vieillard, sans un regard pour sa chambre. Kukutux les avait suivis sur la plage où elle luttait maintenant contre le sommeil qui l'envahissait.

Elle se leva, se secoua et écarquilla les yeux. Elle aurait le temps de dormir plus tard.

Soudain, les femmes autour d'elles se séparèrent pour laisser passer Hibou qui s'avançait vers elle.

— Une dernière transaction, disait Hibou avec des mots qui chantaient comme la voix du Peuple Caribou.

Il s'arrêta à côté de Kukutux et posa les yeux sur elle. Il tendit un collier, pas un des petits qu'elle avait choisis la nuit précédente et échangés avec quelque regret contre de l'huile et de la viande, mais une parure de pierres bleu pâle toutes séparées par une petite perle jaune si brillante qu'on aurait dit des morceaux de soleil roulés, percés et enfilés sur du nerf.

— Je n'ai rien à troquer, dit Kukutux en ouvrant ses mains vides.

Mais Hibou y déposa le collier et effleura ses mains.

— Tu ne viendras pas avec moi, n'est-ce pas ? demanda-t-il en plongeant des yeux si intenses dans les siens que Kukutux soutint son regard. Je ne voyage pas toujours. J'ai une bonne demeure et j'ai besoin d'une épouse.

Le souvenir du plaisir qu'elle avait éprouvé entre les mains de Hibou surgit, mais elle tourna les yeux vers l'île des Chasseurs de Baleines, vers les collines au-delà de la plage ; les montagnes qui se dressaient dans leurs robes de nuages, ceux avec qui elle avait vécu. Un chagrin lourd et immense monta dans sa gorge. Comment quitter tout cela ? Que savait-elle de cet homme ?

Elle songea à Waxtal. Si elle partait, peut-être ne partagerait-il pas ses pouvoirs avec les Chasseurs de Baleines. Peut-être que, courroucé, il n'éloignerait pas la malédiction qui frappait sa tribu.

— Je ne peux pas, dit-elle enfin.

Elle ôta ses mains de celles de Hibou, mais il prit le collier, large cercle de perles bleues, le passa lentement au-dessus de la tête de Kukutux puis caressa avec douceur son suk en fourrure de loutre.

— Il t'appartient, dit-il calmement avant de se retourner.

Quand ils poussèrent leur ik dans la mer, Kukutux quitta la plage et retourna dans son ulaq. Elle resta debout sur le toit à regarder la ligne sombre du bateau entre les vagues.

53

Waxtal s'approcha du rideau et fureta dans l'espace étroit qui le séparait du mur. La femme était revenue. Il l'observa sortir des chambres des commerçants nattes d'herbe et bruyère de camarine.

Il rampa dans la pièce principale, se releva, s'étira, redressa les épaules et leva les bras au-dessus de sa tête. La femme le regarda avec un petit sourire qui ne dévoilait pas ses dents.

— Ils sont partis ? s'enquit-il.

— Oui, répondit-elle gentiment.

Elle posa la main sur sa poitrine et Waxtal remarqua qu'elle portait le collier qu'il admirait depuis longtemps, avec de minuscules perles dorées à peine plus grosses que le coin de l'œil et des pierres de ce bleu-vert si particulier de la mer. Hibou lui avait raconté que ce collier avait appartenu à de nombreux commerçants et était passé de main en main au cours d'un voyage depuis quelque terre vers le sud ; aussi portait-il la bénédiction du soleil.

— C'est Hibou ?

— Oui, répondit la femme en détournant les yeux.

Elle donnait l'impression de voir au-delà de l'ulaq,

d'autres choses, peut-être d'autres temps.

— Tu dois lui avoir donné une bonne nuit ! s'es-claffa-t-il.

Waxtal pensa que la femme sourirait, mais elle se contenta de hausser les épaules, ce qui le mit en colère. Du coup, les lèvres serrées, le ton durci, il lança :

— As-tu réfléchi à ce que je t'ai demandé ?

— Tu affirmes détenir des pouvoirs, répondit la femme dont le regard semblait transpercer sa peau et sa chair pour atteindre son âme.

— Tu as vu mes sculptures.

— Oui.

Pensait-elle avoir besoin d'en savoir plus sur ce que révélaient ses sculptures ?

— Il y a beaucoup de pouvoir dans cette sculpture, dit Waxtal.

Qu'ajouter ? Il était marchand et sculpteur, peut-être déjà chaman. Quel homme, béni de la vision qu'il avait reçue, ne se considérerait comme chaman ?

— Cette sculpture est bonne, dit la femme, mais que fait-elle pour mon peuple ? Supprimera-t-elle le mauvais sort ? Nous ne voyons toujours pas de baleines et maintenant que les loutres sont là, elles prennent nos oursins. Certains des plus âgés parlent déjà de se donner aux esprits du vent l'hiver prochain afin qu'enfants et chasseurs aient davantage à manger.

Waxtal eut un haussement d'épaules. A quoi s'attendait-elle ? Pourquoi s'inquiéter de quelques vieillards ?

Il tendit le bras et désigna la cache de nourriture mais, ce faisant, s'aperçut que depuis son jeûne, ses mains avaient changé, les veines saillaient sous sa peau, les jointures avaient épaissi, les doigts s'étaient recourbés.

— J'ai faim, dit-il en s'asseyant et en croisant les bras.

Il entendit alors un murmure venu de sa chambre. C'était la défense :

« Tes mains sont celles d'un vieillard. »

— Mes mains sont les mains d'un sculpteur, rétor-qua-t-il. Sans elles, tu serais incapable de parler.

Et il tourna la tête pour que ses yeux ne trahissent pas ses pensées.

« Ces Chasseurs de Baleines, que savent-ils de la sculpture ? demanda la défense. Ils pensent que tu es vieux. Ils te diront de te donner aux esprits du vent. Tu dois quitter cet endroit. »

La femme lui tendit un bol de bouillon qu'il porta à ses lèvres, oubliant tout le reste.

— Que feras-tu pour nous aider ? réitéra la femme. Tu n'es plus jeune. Peux-tu encore chasser ?

Si les mots parvinrent à ses oreilles, Waxtal eut du mal à croire qu'elle les avait prononcés. Quelle femme oserait insulter un homme, surtout un sculpteur, un marchand, un chaman ?

— Femme ! éructa-t-il.

Mais le mot était si énorme qu'il se bloqua dans sa gorge.

Waxtal commença à s'étouffer, ce qui n'empêcha pas la femme de poursuivre.

— Je suis Kukutux. Peut-être que dans ta tribu il est poli d'appeler quelqu'un « femme ». Je serais honorée de t'appeler « vieillard ».

Waxtal toussa, reprit enfin sa respiration puis, essuyant les larmes de ses yeux, il reprit :

— Appelle-moi Waxtal.

Il se rappela ce qu'il avait appris en étant le mari de Coquille Bleue : si une femme avait besoin de craindre son mari, il était un temps pour les paroles douces.

Il reposa son bol en disant d'une voix tranquille :

— Comment pouvais-je savoir ton nom ? Tu ne me l'as pas dit et les marchands, furieux de mes visions, ont refusé de me parler ces derniers jours. A ton avis, pourquoi ont-ils filé si vite ? Ils se savent incapables d'aider les Chasseurs de Baleines. Ils savent que leur faiblesse les rend vulnérables à la malédiction que je lèverai bientôt de cette île.

» Crois-tu que les esprits porteurs de malédiction sont satisfaits de s'envoler pour se muer en vent, ciel ou mer ? Ils préfèrent de loin aller vers un homme, jouir de la chaleur d'un corps d'homme, de la joie de son épouse, du goût de sa nourriture.

» Ils t'ont dit que j'avais pris leurs marchandises? Seulement ce qui m'appartenait. Crois-tu que ces deux jeunes gens possédaient quoi que ce soit à troquer ? Voilà des armées que je commence. Crois-tu que je n'ai rien à montrer pour toutes ces années ? J'ai apporté presque toutes mes marchandises avec moi pour ce voyage. J'en ai échangé certaines contre les défenses. Mais j'ai apporté ici ce qui me restait. Maintenant, tout est entre les mains de Hibou et Œuf Moucheté, hormis quelques peaux d'huile et de viande qu'ils ont laissées. Ces choses m'appartiennent. Pourquoi penses-tu qu'ils se sont montrés si généreux avec toi ?

Waxtal s'interrompit, inspira profondément et désigna le collier de Kukutux.

— Crois-tu qu'une nuit dans une chambre vaille autant ?

Kukutux serra son collier entre ses doigts.

— Hibou te l'a donné, mais il n'avait pas à le faire. Ce collier m'appartient.

Kukutux écarquilla les yeux et ses épaules s'affaissèrent. Elle secoua la tête puis ôta le collier qu'elle tendit à Waxtal. Il sourit et le passa avec soin à son cou. Il tira ensuite de son suk un collier de perles de coquille qui était beau mais pas autant, loin de là.

— Tiens. Il possède un pouvoir spécial. Je l'ai porté pendant mon jeûne.

Kukutux effleura la parure puis secoua la tête.

— Non. Garde tout ce qui ajoutera à ton pouvoir. Je te demande seulement d'aider mon peuple.

Waxtal rejeta la tête en arrière, sourit comme s'il taquinait un enfant puis remit son collier.

— Je suis désolé de ne pouvoir te permettre de le garder, dit-il en touchant le bleu et or. Chaque pierre porte un immense pouvoir.

Il glissa le collier sous son suk et but un peu de bouillon. Le liquide resta sur sa moustache.

— Peut-être, un jour, ma femme portera-t-elle ce collier, si elle me donne de nombreux fils.

Ses paroles s'étranglèrent dans sa gorge.

Kukutux tendit de l'eau à Waxtal. Il but avec précaution et s'essuya le menton.

Quand il eut vidé son bol, il le tendit pour que Kukutux le remplisse. Elle obéit puis gagna son coin à paniers, s'assit, et se mit à vanner. Quand Waxtal eut fini de manger, il se tourna vers Kukutux dont les doigts s'affairaient.

— Ils t'ont laissée garder l'herbe ?

— C'est aussi à toi ? demanda-t-elle en ramassant un brin.

— Non. C'était à Œuf Moucheté. Il l'a échangée. Huile contre herbe. Même Hibou était furieux.

Kukutux haussa les épaules et se pencha de nouveau sur son ouvrage.

— Tu n'as pas répondu à ma question.

Comme elle ne le regardait pas, Waxtal sentit son estomac se nouer. Il se mordit l'intérieur des joues. Le goût salé de son sang était chaud au fond de sa gorge. Qu'avait-il besoin de cette femme ? Voulait-il une autre Coquille Bleue, avec un joli visage mais un esprit trompeur ?

Il ouvrit la bouche pour lui ordonner de s'en aller, mais elle parla la première.

— Si tu aides mon peuple, je serai ta femme.

Waxtal vit l'espoir de Kukutux, semblable à la

flamme d'une lampe allumée.

Elle agissait donc simplement comme il l'avait toujours fait, échangeant un bien contre un autre ? Elle serait son épouse s'il aidait son peuple grâce à ses pouvoirs. Comment lui en vouloir quand il savait déjà ce qu'il avait à offrir — quelque chose que Roc Dur ne pourrait refuser ?

— Va chercher Roc Dur, dit Waxtal à Kukutux. Ce soir, tu seras ma femme.

54

Roc Dur s'assit en face de Waxtal. Kukutux, occupée près de la réserve de nourriture, les observait du coin de l'œil.

Pendant un long moment, les hommes se turent, chacun considérant la natte où Kukutux avait dressé le repas.

— Ainsi, tu veux prendre cette femme pour épouse ? dit enfin Roc Dur.

Waxtal se redressa et dévisagea Roc Dur.

— Oui.

— Resteras-tu avec nous, feras-tu partie de ce village ?

Kukutux vit les yeux de Waxtal s'agrandir soudainement, le sentit hésiter.

— Je suis un commerçant. Parfois je voyagerai. Parfois je serai là.

Roc Dur hocha la tête.

— Nous avons besoin de chasseurs.

Il désigna les défenses de morse désormais posées près de la plus grande lampe à huile.

— Il est bon de sculpter. Mais quand un peuple a faim, il est plus important de chasser.

Waxtal pointa le menton en avant sans répondre. Il prit une tranche de viande de phoque séchée qu'il plia dans sa bouche.

— Quand il n'y a pas d'animaux, dit-il la bouche pleine, même les meilleurs chasseurs reviennent les mains vides. Et s'il y avait dans le village un homme dont les pouvoirs spirituels étaient capables d'appeler les animaux ? Qu'est-ce qui serait le plus important ?

— Si tu restes ici, tu dois être capable de chasser, persista Roc Dur dont les mots claquèrent comme un ordre.

Il se leva et se dirigea vers Kukutux.

— Tu veux ce vieillard pour mari ?

Waxtal l'interrompit avec grossièreté.

— Depuis quand les femmes ont-elles leur mot à dire?

— Les femmes Chasseurs de Baleines ont toujours le choix. Quel homme est assez fou pour vivre avec une femme qui ne veut pas de lui ? Mais peut-être les Traqueurs de Phoques n'ont-ils pas reçu le don de la sagesse. Tu le veux ? répéta Roc Dur.

Kukutux considéra les mains noueuses de Waxtal, le gris dans ses cheveux. Elle regarda les défenses, les jolis motifs qu'il avait ciselés. Puis elle porta son regard sur la cache de nourriture, et se rappela ce qu'était la vie avec un chasseur.

— S'il peut chasser, répondit-elle.

— Trois d'entre nous partent à marée haute chasser le phoque, dit Roc Dur à Waxtal. Tu viens avec nous.

Waxtal fronça les sourcils.

— Je n'ai pas prié. Je n'ai pas huilé mon chigadax depuis longtemps.

— Tu as le temps de prier, rétorqua Roc Dur. Quel chasseur laisse son chigadax sans huile ?

— Quel chaman saisi dans un jeûne de vision pense à son chigadax ?

— Tu te proclames donc chaman ?

— Seulement depuis mon jeûne.

— J'ai connu peu de chamans. Pour la plupart, le don leur est révélé dès l'enfance. Quel vieillard es-tu pour le revendiquer maintenant ?

— J'ai connu le chaman de l'île Tugix. Ses pouvoirs m'ont été transmis.

— Si tu es un chaman, tu es le bienvenu sur cette île. Mais les paroles d'un homme ne valent pas grand-chose s'il n'a pas la faculté de prouver leur vérité. Huile ton chigadax, prie et accompagne-nous. Nous verrons de quoi tu es capable.

La mer se gonflait sous l'ikyak de Waxtal et il regardait l'horizon. Il suivait les Chasseurs de Baleines dont les ikyan le distancèrent dès qu'ils eurent quitté la plage. Mais c'étaient des hommes jeunes et vigoureux.

Ne t'inquiète pas, se dit-il. Que sont des muscles face aux pouvoirs d'un homme qui parle aux esprits, qui les entend s'adresser à lui ?

L'eau était glacée à travers les fines parois de son ikyak et ce froid s'infiltrait à travers la peau de fourrure de phoque sur laquelle Waxtal était assis, tremblant de tous ses membres. Mais quel chasseur ne sait que le froid sur lequel on s'attarde est pire que le froid qu'on ignore ? Alors il entonna un chant de chasse au phoque qu'il avait appris enfant. Ce chant lui avait été transmis par son grand-père — qui n'était pas un grand chasseur et qui lui avait plus d'une fois zébré le dos avec sa canne. Toutefois, même ce chant était préférable à la seule pensée de son inconfort. Aussi Waxtal s'obligea-t-il à oublier son grand-père. Il chanta d'une voix forte dans l'espoir que Roc Dur l'entendrait et penserait que s'ils trouvaient des phoques ce serait grâce à l'appel de Waxtal.

Ils pagayèrent le reste de la journée à la recherche d'animaux marins mais rentrèrent bredouilles à la nuit tombante.

Waxtal soulevait son kayak pour le ranger sur les claies quand Roc Dur s'approcha.

— Si tu es chaman, pourquoi ne nous as-tu pas appelé un phoque ? Je t'ai entendu chanter.

Waxtal s'efforça de rire.

— Aujourd'hui, je suis sorti comme chasseur. N'est-ce pas ce que cette femme voulait ? J'ai chanté un bon chant de chasse légué par mon grand-père, mais sans pouvoir de chaman. Je vais aller huiler mon chigadax. Quel homme laisse son chigadax sans huile ? Quand tu voudras chasser de nouveau, préviens-moi, je sortirai avec vous.

Il s'éloigna pour se retourner tout de suite.

— Quand tu seras prêt à ce que je sois chaman et t'appelle des animaux, préviens-moi, je le ferai aussi.

Kukutux rassembla son attirail de pêche et quitta l'ulaq. Les incantations de Waxtal la suivirent et, même sur la plage, au-dessus du bruit des vagues et de l'appel des mouettes, elle croyait entendre la voix de Waxtal, sa mélopée nasillarde aux sons rudes et peu assurés qui semblaient transpercer son crâne.

Que sais-tu des incantations et des pouvoirs d'un chaman ? se tança-t-elle. Qui es-tu pour t'autoriser à critiquer autrui ?

Elle s'accroupit à l'abri du vent et, à l'aide d'une mèche de cheveux, noua des entrailles de poisson à son hameçon. La mer reculait mais l'eau était encore suffisamment profonde pour pêcher depuis le haut d'un rocher qui s'avançait dans l'eau au sud de la plage. Elle déroula une longueur de ligne fixée à son bâton, noua un petit galet pour faire du poids et jeta sa ligne. Ce faisant, elle chantait comme sa mère lui avait appris :

Poisson, donne-toi à mon hameçon.

Nourris mes enfants.

Je t'honorerai.

Simples mots répétés encore et encore.

Elle sentit enfin sa ligne tirer, l'enroula et prit un beau menhaden. Elle répéta sa manœuvre. Avant que la marée ne soit trop basse pour pêcher dans les rochers, elle avait attrapé six menhadens qui luisaient dans son sac.

Six menhadens ! Elle songea aux jours d'hiver sans nourriture, aux nuits à mâcher des bandes de cuir de phoque pour faire croire à sa bouche que c'était de la nourriture. Approchant de chez elle, elle entendit Waxtal qui chantait toujours. Peut-être avait-il des pouvoirs, finalement. En tout cas, celui d'appeler des poissons.

55

Péninsule d'Alaska

Toute une lune, Kiin longea le rivage, suivant les plages et péchant des clams, trouvant des oursins à marée basse. Parfois, elle passait de petites îles dont les falaises de pierre vivaient au vacarme des alques et des guillemots qui y nichaient. Mais elle ne pouvait y parvenir sans ik, aussi détournait-elle le visage des oiseaux des falaises pour tenter d'oublier le goût des œufs fraîchement pondus, durcis dans l'eau ou gobés.

Ce jour-là, elle avait marché sous la pluie et lutté contre le vent qui soufflait de la mer du Nord. Son panier protégeait de l'eau le bas de son dos et Shuku faisait un petit paquet chaud contre sa poitrine, mais elle savait qu'il lui faudrait probablement passer la nuit dans le froid et l'humidité, recroquevillée sous des peaux de phoque qui n'empêcheraient pas le froid de pénétrer.

N'oublie pas pourquoi tu marches, se dit-elle. Qu'est-ce qu'un peu de pluie si tu dois bientôt te retrouver au milieu de ton peuple ?

Elle entonna un chant dont le rythme l'aida à maintenir la cadence de ses pas. À la tombée de la nuit, elle chercha un endroit protégé qui l'abriterait des intempéries.

Le gravier de la plage était parsemé de pierres lisses roulées par l'eau, de la taille d'œufs de mouettes. Cela rendait sa progression difficile, mais elle préférait cela à l'herbe détrempée au-dessus de la ligne des eaux.

S'étant arrêtée pour regarder dans toutes les directions dans l'espoir de trouver un affleurement rocheux, Kiin remarqua trois énormes roches à la base d'une colline proche. C'était assez loin du rivage pour ne pas être atteint par la marée haute. Kiin réussirait peut-être à se fabriquer une tente.

Elle porta Shuku jusqu'aux rochers, ôta sa bande frontale et posa son panier. L'enfant se mit à geindre et Kiin lui dit de se taire tout en tirant de son panier ses peaux de phoque. Elle planta son bâton pour faire un poteau central sur lequel elle drapa ses peaux de phoque à l'intérieur du demi-cercle des rochers. Le sol était mouillé, mais les peaux arrêtaient la pluie tandis que les rochers la préserveraient du vent. Il y avait pire endroit pour passer la nuit.

Kiin sortit Shuku de son parka. Il émit de petits bruits de succion.

— Tu as donc faim, s'exclama-t-elle en riant.

Elle n'avait plus de viande séchée mais il lui restait du poisson et du rhodiola. Elle donna un morceau de poisson à Shuku puis mâchonna un morceau de rhodiola. Elle recracha la racine mâchée puis pressa la pâte sur les lèvres de Shuku. Il fit la grimace, mais mangea ce qu'elle lui donnait.

— Nous devrons bientôt nous arrêter pour pêcher, dit-elle à son fils.

Songeant aux oiseaux des îles qu'ils avaient dépassées et aux œufs, elle tenta d'oublier la faim qui la tenaillait.

Shuku répondit à sa mère en un flot de mots enfantins. Kiin le prit sur ses genoux et souleva son suk pour le laisser téter. Elle s'autorisa un petit bout de poisson qu'elle mâcha très lentement afin d'en savourer le goût.

— Demain, nous trouverons d'autre rhodiola et peut-être un peu d'ugyuun, dit-elle à Shuku. Si nous attra-pons du poisson, nous ferons la fête. Je dois te garder potelé pour que ton père soit fier de toi.

Kiin ferma les yeux et pensa à Samig, à Takha. Son besoin d'eux était si fort qu'elle en avait le cœur brisé.

Elle ouvrit la bouche pour chanter mais, dominant les bruits du vent et de la pluie, elle entendit jacasser, comme de nombreuses voix. Assise immobile, elle prêta l'oreille, si bien que même Shuku cessa de téter et s'éloigna du sein de sa mère.

Elle mit le doigt sur les lèvres de son fils.

— Chut, ne bouge pas, murmura-t-elle avant de remettre son suk sur lui pour quitter leur abri.

La pluie s'était muée en brume, et si le soleil s'était couché, suffisamment de lumière parvenait du ciel à l'ouest pour révéler la ligne du rivage. Foulant l'herbe mouillée, elle grimpa jusqu'au sommet de la colline puis s'arrêta pour écouter de nouveau.

— Des oiseaux, Shuku, écoute ! Des oiseaux ! s'ex-clama-t-elle en riant.

Elle marcha sans se soucier des herbes qui tailladaient ses pieds, de la brume qui trempait ses cheveux. Au sommet de la deuxième colline, elle repéra la falaise grise, à pic, qui surgissait de la mer et se projetait vers le ciel, grouillante des gazouillis des guillemots dans leurs nids.

— Des œufs, Shuku, des œufs.

Elle dansait en rond tandis que son fils riait en cascade.

C'était un matin clair, un rare jour de soleil et de ciel limpide. La brume se levait des vallées entre les collines comme si des feux brûlaient en contrebas. Kiin quitta son abri de peau de phoque, Shuku sanglé à son flanc. Elle ne pouvait enterrer les œufs dans de l'huile et du sable, mais si elle les faisait durcir, ils se garderaient plusieurs jours.

L'escalade fut aisée. Bien que la falaise surgisse droit hors de l'eau, les collines derrière la plage de galets s'inclinaient avec douceur. Quand Kiin partait avec d'autres femmes pour dénicher des œufs, elles utili-saient un harnais, une personne faisant descendre l'autre. Livrée à elle-même, Kiin était obligée de se pencher vers la corniche la plus haute. Elle s'accroupit et suivit des yeux le bord de la falaise jusqu'à l'endroit où les nids étaient à portée de main.

— Là, dit-elle à Shuku. Tu vois, là-bas, j'y arriverai.

Elle rebroussa légèrement chemin et piétina les

herbes puis, à l'aide d'une pierre qu'elle avait apportée de la plage, enfonça un pieu de bois flotté dans le sol auquel elle noua une corde de varech. Elle posa Shuku à terre et enroula la ligne autour de son épaule gauche et entre ses jambes avant de faire un nœud de sécurité.

— Écoute-moi bien, Shuku. Tu restes ici pendant que je vais ramasser des œufs.

Elle regagna la falaise sans même se retourner quand il se mit à pleurnicher.

— Tu seras content, tout à l'heure, car nous nous régalerons, lança-t-elle par-dessus son épaule.

Elle gagna le bord de la falaise où elle planta un autre pieu, fixa une autre corde de varech qu'elle attacha cette fois autour de sa taille. Puis, allongée sur le ventre, elle tendit la main pour repousser les guillemots du matelas de plumes et d'herbes déposé sous chaque nid.

Les oiseaux se fâchèrent et lui piquèrent la main à coups de bec.

— Pondez d'autres œufs, leur dit-elle alors. Je ne prendrai les vôtres qu'une fois. Vous aurez d'autres enfants oiseaux, mais mon fils et moi devons manger.

Elle posa sur l'herbe le fruit de sa cueillette, laissant une trace sur le bord de la falaise tandis qu'elle s'affairait. Les sanglots de Shuku se transformèrent en un petit chant plaintif au rythme des hoquets et des petits soupirs tremblants.

— Encore trois, Shuku, lui cria Kiin.

Elle regarda par-dessus son épaule tout en se penchant en avant pour attraper un autre œuf, puis sentit le bec pointu d'un oiseau s'attaquer de nouveau aux os fragiles de ses doigts. Elle le repoussa vivement et glissa sur l'herbe humide. Elle essaya en vain de retrouver son équilibre.

Tout se passa très vite. Mais, comme elle glissait pardessus la corniche, elle vit tout : elle vit l'oiseau qui l'avait attaquée, les ailes déployées, les plumes de son poitrail ébouriffées, ses pupilles noires réduites à un point minuscule comme chez un hibou. Elle vit l'œuf vert moucheté de noir. Puis il n'y eut que la falaise, grise, sombre. Kiin tendit la main vers la pierre qu'elle agrippa en s'arrachant la peau, déchirant ses ongles pour ralentir sa chute. Puis la corde de varech se tendit, ce qui la fit s'arc-bouter en arrière jusqu'à ce que les os de sa colonne vertébrale frottent les uns aux autres.

— Faites que la corde tienne, pria Kiin dans l'espoir qu'un esprit l'entendrait.

Son cœur cognait tant qu'elle avait l'impression qu'un oiseau de la falaise était prisonnier dans sa poitrine. Elle releva lentement la tête puis tendit la main pour saisir la corde. Elle referma les doigts autour du varech, leva les yeux et vit que deux ongles de sa main droite et un de sa main gauche étaient arrachés. Son avant-bras droit était à vif et des lambeaux de peau pendaient.

La falaise était lisse et abrupte, avec trop peu de fissures pour les prises et aucune saillie hormis celle aux œufs à cinq ou six longueurs de bras au-dessus de sa tête. Les oiseaux commençaient à revenir mais ils étaient silencieux si bien que Kiin n'entendait que le vent, la mer et le crissement de la fibre de varech contre la roche.

« Grimpe, dit sa voix d'esprit. Si tu restes ici, le bord de la falaise coupera ta corde. »

Kiin regarda en bas les vagues de la mer du Nord qui s'écrasaient, blanches, contre la falaise. Elle en eut le souffle coupé. Elle regarda vers le haut et ses yeux s'accrochèrent à la saillie aux œufs aussi sûrement que si c'étaient ses mains.

« Grimpe, allez, grimpe ! »

Kiin agrippa la corde et tira. Fine, tendue, elle faisait comme une lame de couteau. Des larmes jaillirent de ses yeux mais elle déplaça sa main gauche légèrement au-dessus de sa main droite.

— Je peux y arriver.

Elle s'adressait à elle-même et aux esprits du vent qui la balançaient contre la roche. Lentement, main droite, main gauche, elle escalada. Enfin, elle leva les pieds, les maintint contre la roche et progressa contre la paroi en tirant, les orteils saisissant de minuscules crevasses et affleurements.

La sueur la piquait sous les bras et entre les jambes et son cœur tambourinait dans sa poitrine. Ses mains la brûlaient et elle devait pincer les lèvres pour ne pas crier sa douleur. Encore, elle leva la main droite, mais cette fois ses doigts ne trouvèrent aucune prise. Elle resta immobile un moment, suspendue au flanc de la falaise. Elle leva les yeux dans l'espoir d'approcher du rebord, mais si la longueur de la corde montrait que Kiin avait gagné du terrain, elle avait l'impression que tout restait à faire.

« Tu avances, murmura la voix en elle. C'est la douleur qui te fait croire que c'est si loin. Ne regarde pas en bas, contente-toi de grimper. »

Une main après l'autre. La douleur dans les épaules s'accordait à celle de ses bras en feu. Une main après l'autre. Le vent soufflait plus fort, montant de la mer, il plaquait Kiin contre la falaise. Une crampe à la jambe droite l'obligea à s'interrompre.

— Je ne peux pas.

« Qui es-tu pour abandonner si près du but ? dit son esprit. Lève les yeux. Tu vois ? »

Kiin obtempéra et s'aperçut que le rebord était proche. Si elle s'étirait, elle l'atteindrait du bout des doigts.

« Encore un effort, un tout petit effort. Une fois sur le rebord, tu pourras te reposer, alors ce ne sera rien de parvenir au sommet. »

Kiin se hissa de nouveau. La crampe revint, si douloureuse qu'elle hurla. Elle leva son genou et l'attira

contre sa poitrine pour étirer ses muscles. La crampe passa et Kiin respira profondément. Elle s'appuya avec précaution sur sa jambe, leva la gauche, déplaça sa main le long de la corde et réprima un cri...

Sa jambe droite dérapa sur la roche et la gauche, pas encore assurée, en fît autant. Elle sentit tout le poids de son corps sur ses mains.

Elle réussit un moment à se maintenir, mais bientôt la corde fila entre ses doigts. Son sang avait rendu le varech poisseux, mais Kiin parvint à interrompre la glissade. Levant les yeux, elle comprit de combien elle était redescendue.

— J'étais en haut ! s'écria-t-elle.

Le vent s'empara de ses paroles et les projeta contre la paroi.

« Grimpe, allez, recommence. »

— Je n'y arrive pas, dit Kiin en pleurs.

« C'est ça ou tu meurs. Le vent agite déjà ta corde. Les rochers au bord de la falaise la trancheront et tu tomberas à la mer. »

— Comme ça je serai morte, hurla-t-elle au vent, à la mer, aux roches grises. Ça m'est égal.

« Cela t'est égal ? A toi, toi qui as survécu aux malédictions et à l'esclavage ? Et ceux que tu aimes — ta mère, Chagak, Kayugh ? Et Samig et Takha ? »

Kiin posa la tête au creux de son coude, fermant son esprit à la douleur de ses mains.

« Écoute. Écoute et dis-moi ce que tu entends. »

D'abord, il n'y eut que le vent, les cris des oiseaux, le fracas des vagues sur les rochers. Puis, comme un chant au-dessus des bruits de la terre, la voix de Shuku qui s'élevait comme s'il l'appelait.

— Shuku, murmura Kiin.

« Oui, Shuku. »

Kiin banda ses muscles et redoubla d'efforts.

Une fois sur la corniche, Kiin y planta les talons et resta sans bouger pour laisser reposer les muscles de ses jambes. La peau de ses orteils était arrachée et le sang

gouttait de la plante de ses pieds, maculant les plumes des nids de guillemots.

« La corde, la corde, dit sa voix. Elle pourrait se rompre. Hisse-toi. Allez ! »

— Ça suffit. Laisse-moi tranquille, laisse-moi souffler.

Pourtant, elle obéit. La crainte soudaine que la voix ait raison lui donna de la force et elle se hissa jusqu'au moment où elle eut les pieds à plat sur le rebord et puisse soulager le haut de son corps sur le replat.

Elle tenait toujours la corde mais tendit la main pour l'agripper au-dessus de la partie effritée. Elle resta longtemps immobile mais les pleurs de Shuku finirent par l'arracher à son engourdissement et elle se retrouva enfm au sommet, parmi les herbes et les pierres. Elle demeura allongée, respirant bruyamment, toujours agrippée à la corde, comme si ses mains ne savaient plus que saisir et tirer.

Les pleurs de Shuku semblaient plus forts et les bruits de la mer plus doux.

— Shuku ! Shuku ! appela-t-elle.

Les pleurs cessèrent pour reprendre immédiatement. Kiin se mit à quatre pattes et le rejoignit.

Il avait le visage tout rouge, les mains et les joues tout sales. Quand il vit sa mère, il pleura de plus belle et lui tendit les bras. Elle le prit sur ses genoux, s'allongea sur l'herbe et souleva son suk en lambeaux pour qu'il puisse téter. Kiin ne regarda pas ses mains. La douceur de la peau de Shuku adoucissait la douleur.

Soupirant, les yeux posés au loin sur la mer du Nord, elle vit les œufs mouchetés alignés au bord de la falaise comme un jeu de coquillages et de galets avec lequel s'amuserait un enfant de géant. Alors, malgré la douleur, malgré la fatigue, elle se mit à rire.

— Oh, Shuku... Nous avons des œufs. Tant d'œufs. Assez pour tenir jusqu'à la plage des Commerçants.

56

Chasseurs de Baleines

île de Yunaska, îles Aléoutiennes

— Quelle île ? demanda Roc Dur en sortant de sa chambre.

— L'île des Quatre Eaux, répondit Pieds Rouges, debout près du rondin à encoches, tenant à deux mains une canne qu'il leva pour frapper à plusieurs reprises les nattes d'herbe tissée de l'ulaq.

— Cette petite île-là, tu es sûr ? insista Roc Dur avec lenteur, en fronçant les sourcils.

Pieds Rouges posa sa canne sur le rondin et s'assit.

— Je les ai vus de mes yeux. Je les ai entendus de mes oreilles.

— Tu as vu des morses avant ?

— Dans l'océan.

— Ce n'est pas la même chose. Peut-être s'agit-il de lions de mer ?

— Non.

— Combien ?

— Trop pour compter.

— Mangeur de Poissons a été le premier à les repérer ?

— Oui.

— Va le chercher.

Mais comme Pieds Rouges se levait pour partir, Roc Dur le retint.

— Attends. J'y vais. Je dois aussi voir quelqu'un d'autre.

Sur ce il attrapa son suk au crochet et grimpa au rondin avant que Pieds Rouges ne puisse répliquer.

Kukutux entendit les hommes arriver et s'écarta du tronc d'arbre pour s'appuyer au fond de l'ulaq. Ils parlaient haut. Étaient-ils courroucés ?

Puis elle entendit rire, et Roc Dur descendit sans même s'être annoncé. Trois chasseurs le suivaient : Pieds Rouges, Mangeur de Poissons et Phoque Mourant. La voyant ratatinée dans un coin, ce dernier fut le seul à la saluer. Kukutux en fit autant puis s'accroupit, adossée au mur.

— Waxtal est là ? s'enquit Roc Dur après avoir marché en tous sens.

Il s'interrompit pour lancer un regard perçant dans le coin où se tenait Kukutux.

— Waxtal est là ? réitéra-t-il.

— Dans sa chambre, mais il prie, répondit-elle, étonnée que l'homme n'entende pas le chant haut perché.

Roc Dur était debout, immobile, mains le long du corps, incertain quant à l'attitude à adopter.

— Quand aura-t-il fini ? demanda Phoque Mourant.

— Qui peut dire ? fit Kukutux en se relevant pour gagner la lumière.

— C'est un chaman, dit le vieux Mangeur de Poissons. Je te le répète ; je l'ai dit à tout le monde quand il est arrivé avec les commerçants, mais qui écoute un vieil homme qui peut tout juste chasser ? Qui ?

Il redressa les épaules sous son suk en peau de loutre et frotta ses mains aux articulations enflées. Puis il regarda Kukutux et, étendant les doigts, remarqua :

— Vois ce qui arrive à un vieil homme quand il chasse. Pour chaque phoque qu'il prend, il troque deux jours de douleur. Je leur ai dit que j'avais vu des morses. Ils ne m'ont pas cru. Ils m'ont fait revenir pour que je leur montre l'île. Elle était remplie de morses, si près les uns des autres qu'on ne savait où poser le pied. « Des morses », leur ai-je dit. Maintenant ils me croient. Du moins ces deux-là, ajouta-t-il en désignant Phoque Mourant et Pieds Rouges. Mais celui-ci, ce chef, pense en savoir plus qu'un vieillard. Il dit que nous devrions repartir tous ensemble pour revoir les morses. Il veut les chasser. Avec quoi ? Qui parmi nous a chassé le morse ? Devons-nous utiliser des harpons à phoques ? Quel morse ne les repoussera pas, se gaussant de nos armes minuscules ? Faut-il souiller nos armes à baleines avec du sang de morse ?

Tandis que Kukutux écoutait le vieil homme, Roc Dur continuait à marcher de long en large. Il s'arrêta plusieurs fois devant le rideau de la chambre de Waxtal et Kukutux le vit incliner la tête comme s'il écoutait les incantations.

Il se tourna enfin vers elle et interrompit les plaintes de Mangeur de Poissons.

— T'a-t-il ordonné de ne pas le déranger pendant qu'il priait ?

— Il ne m'a rien dit.

— En ce cas, je vais lui parler maintenant.

Roc Dur avait parlé d'une voix retentissante mais il était planté devant le rideau de la chambre comme s'il espérait qu'il allait se relever sans qu'on y touche. Ce fut Kukutux qui écarta enfin le rideau. Roc Dur se courba et, avant qu'il n'ait eu le temps de dire le moindre mot, la voix de Waxtal parvint, forte et claire.

— Avez-vous trouvé les morses que j'ai appelés pour vous ?

Roc Dur sursauta comme si on l'avait frappé.

— Crois-tu que les esprits ne me parlent pas ? poursuivit Waxtal.

Il sortit alors de sa chambre, se redressa et s'étira.

— Tu as appelé les morses ? demanda Phoque Mourant, dont Kukutux vit le doute sur le visage.

— Avez-vous déjà vu des morses près de cette île auparavant ? Vos pères ou vos grands-pères racontaient des récits des temps anciens. Parlaient-ils de morses ?

— Non, répondit Mangeur de Poissons. Mais c'est moi qui les ai vus en premier. J'ai amené les autres, ils ne me croyaient pas.

— Vous le croyez, maintenant ?

— Je ne les ai pas vus, répondit Roc Dur, mais Phoque Mourant est connu pour son honnêteté.

— Alors tu l'accompagnes pour constater par toi-même ?

— Nous partons ensemble. Tous.

Waxtal se détourna.

— J'appelle les morses. Je ne les chasse pas, dit Waxtal en regagnant sa chambre.

Les mains de Roc Dur se refermèrent sur les épaules de l'homme qu'il tira dans la grande pièce.

— Si tu es chaman, nous t'honorerons comme tel, mais pas tant que la preuve n'en sera pas faite. Tu m'as dit vouloir cette femme pour épouse. Pars avec nous maintenant. L'aller et retour pour l'île des Quatre Eaux ne prend pas même la journée. Prends ton chigadax et tes lances. Prends tes vessies d'eau et la lampe à huile.

Il lâcha prise et regarda Kukutux.

— Tu m'as dit que tu accepterais d'être sa femme s'il était chasseur. Et s'il est chaman ?

— Dès l'instant qu'il peut rapporter assez de viande pour passer l'hiver, que m'importe si c'est la part d'un chasseur ou la part d'un chaman ?

Elle aida Waxtal à rassembler ses affaires, emplit des peaux d'eau et une vessie d'huile, trouva une lampe de chasseur et ravauda en hâte un accroc à son chigadax.

Mais quand les chasseurs partirent, Kukutux ne grimpa pas en haut du toit pour les suivre du regard. Elle resta debout au centre de la pièce vide après les vociférations et la bousculade. Elle ferma les yeux et soupira. Peut-être ses temps de solitude après la mort de son mari et de son fils lui avaient-ils déformé l'esprit. Sinon, pourquoi jouirait-elle de la quiétude d'un logis désert ? Quelle femme échangerait la tranquillité contre la bénédiction d'enfants ? Les bruits des tantes, oncles, parents, grands-parents ? Pourtant, se souvint-elle, presque toutes les étapes de sa vie avaient eu des bons côtés. Pourquoi ne pas profiter de ce qui lui appartenait ?

Elle rangea les restes de viande en songeant à ce qu'avaient dit les chasseurs. L'huile était fraîche. Comme il serait tentant d'en prendre une petite bolée, de s'en régaler avec du poisson séché qu'elle avait prévu pour son prochain repas. Mais c'était la meilleure des huiles. Mieux valait la garder pour Waxtal. Pour celui qui chassait.

A deux reprises, Roc Dur lui avait demandé si elle serait l'épouse de Waxtal. Deux fois, elle avait posé des conditions : s'il pouvait chasser, s'il était chaman. Pourquoi ? Les jours de jeûne forcé où elle aurait pris n'importe quel homme ne remontaient-ils qu'à une lune ? Pourquoi avait-elle tant de mal à dire oui ?

Waxtal n'était pas beau. Son visage n'était pas plaisant comme celui de Roc Dur. Son corps n'avait pas la force de celui de Phoque Mourant. Ses yeux n'avaient pas la douceur de ceux de Hibou. Mais il possédait des pouvoirs. Qu'est-ce qui était plus important pour les enfants qu'elle porterait peut-être — des yeux doux, un joli visage, ou le pouvoir de leur assurer à manger, de les protéger des malédictions ?

— Quelle femme ne se sacrifie pour ses enfants, même ceux encore à naître ? demanda Kukutux à voix haute. Oui, je prendrai Waxtal pour époux.

Puis elle se rappela les paroles de sa mère. L'huile, l'huile fraîche fait de vigoureux bébés. Elle retourna à la réserve et prit le ventre d'huile nouvelle dont elle tira le bouchon.

— Pour mes enfants, dit Kukutux.

57

Les harpons sont trop courts, les pointes trop fines. Quel homme a jamais tué un morse avec un harpon à phoque ? Waxtal secoua la tête, espérant repousser la peur qui envahissait ses bras tandis qu'il pagayait. Déjà, Roc Dur, Phoque Mourant et Pieds Rouges, et même Mangeur de Poissons, étaient si loin devant qu'il distinguait à peine leurs ikyan sur la mer scintillante.

Waxtal concentra ses pensées sur son amulette, lourde contre sa poitrine et dont l'immense pouvoir dégageait de la chaleur. Avant de quitter l'ulaq, il avait ôté un mince copeau d'ivoire à la défense sculptée. Dès qu'il l'avait rangé dans la pochette en cuir souple, il avait senti la différence. Il avait passé l'amulette au-dessus de sa tête et s'était immédiatement senti plus fort, plus assuré.

Mais maintenant, le doute l'assaillait au rythme des vagues. Il entendait les voix méprisantes de ces esprits qui glissent si aisément au-dessus de l'eau pour trouver un homme dans son ikyak. Ils le ridiculisaient et leurs chuchotements étaient autant d'aiguilles transperçant son corps. « Oh ! C'est ton pouvoir qui a amené les morses. Ton pouvoir ! Quand as-tu appelé le moindre animal, fût-ce un lemming ? Crois-tu vraiment qu'il suffit de prier et de jeûner une fois pour recevoir un tel pouvoir? En ce cas, n'importe qui en serait capable. Toutes les chasses seraient heureuses. »

— J'ai appelé les morses, lança-t-il. Je les ai appelés. Peut-être avec mon couteau qui sculptait la défense, peut-être à l'intérieur de mes rêves, peut-être avec mes incantations. C'est moi qui les ai appelés. Un Chasseur de Baleines appellerait-il des morses alors qu'il chasse la baleine ? Hibou ou Œuf Moucheté appelleraient-ils ? Ce sont des Caribous. C'est moi qui sculpte une défense de morse. C'est moi dont la fille est femme d'un chaman du Peuple Morse. Je les ai appelés.

Alors, les esprits de l'eau s'éloignèrent et les bras de Waxtal retrouvèrent leur vigueur. Il pagaya dur pour rejoindre l'ikyak de Pieds Rouges, jusqu'à ce que, par-delà les vagues, il entendît l'appel du chef Morse et les grognements des autres mâles. Tournant leurs embarcations contre le vent, les Chasseurs de Baleines arrivèrent à l'île. Roc Dur et Phoque Mourant immobilisèrent leurs bateaux, pagaies à la verticale de l'eau, en attendant Pieds Rouges et Mangeur de Poissons. Puis tous quatre se retournèrent et guettèrent Waxtal.

— Les morses sont là, dit Roc Dur. Est-ce l'île où tu es venu jeûner ? demanda-t-il ensuite à Waxtal.

Celui-ci faillit répondre que non, mais ferma la bouche à temps. Il releva la tête et plongea le regard dans celui de Roc Dur.

— Oui, répondit-il.

Qui le saura ? songea Waxtal. Hibou et Œuf Moucheté sont partis pour toujours. C'est lui qui avait appelé les morses, pourquoi ne pas en tirer tout le bénéfice ? Pourquoi ne pas tirer ce qu'il pouvait de ces durs mois sur une île maudite ?

— Oui, cette île, dit-il à Roc Dur. Dans ces collines, précisa-t-il en indiquant la direction au-delà des galets gris de la plage.

— Tu les as appelés pendant que tu étais là ? s'enquit Phoque Mourant.

— Je les ai appelés, mais ils ne sont arrivés qu'après mon départ.

— Et si nous ne les avions pas trouvés ? Si Mangeur de Poissons n'avait pas pris cette route en chassant le phoque ? objecta Roc Dur. Tu aurais dû nous dire que tu les avais appelés.

— M'auriez-vous cru ? Regardez-moi. Je ne suis plus jeune. Je ne suis plus fort. J'ai même donné toutes mes marchandises, mes nombreux paquets de peaux, mes ventres d'huile, contre les défenses de morse. Ainsi, parce que je possède si peu, les hommes de ton village doutent que je sois chaman et que j'en possède les pouvoirs. A-t-on jamais vu de morses sur cette île ? Non. Un jour, quand j'aurai emporté mes pouvoirs dans les Lumières Dansantes, les morses repartiront.

Il se tourna vers Pieds Rouges qu'il dévisagea puis revint à Roc Dur et Phoque Mourant.

— Si j'avais dit « Les morses sont arrivés sur l'île des Quatre Eaux — partez à la chasse », m'auriez-vous cru?

Les hommes se turent, observant la plage, les escarmouches du mâle géant, son corps comme un énorme rocher brun-rouge, ses grognements et les craquements des fleuves de glace.

Alors, Pieds Rouges libéra du plat-bord son harpon à lion de mer, fixa son projecteur à sa main droite, l'extrémité du fourreau contre le crochet d'ivoire qui maintenait le harpon en place.

— Non, protesta Waxtal. Ils ne sont pas prêts à être chassés. Nous insultons les morses avec nos harpons à phoques.

Un coup d'oeil à Roc Dur lui montra qu'il venait de prononcer des paroles réservées à l'alananasika. Il s'arma contre la colère de Roc Dur mais, à sa grande surprise, ce dernier n'afficha que de la peur.

Il craint mon pouvoir, pensa Waxtal en gloussant. Il entonna alors une incantation, une prière de protection, de louange pour tout morse qui se donnerait au harpon du chasseur. Cela ne faisait pas de mal ? Avec les chasseurs Morses, il avait eu son compte de fanfaronnades et de vantardises. Qui ignorait que le morse s'attrapait à terre, où il était lent et facile à capturer ? Dans l'eau, un chasseur n'avait aucune chance.

— Attendez ! réitéra Waxtal.

— Celui-là est à moi, s'écria Pieds Rouges, désignant, sans écouter, un morse plus petit à quelque distance du grand mâle.

Waxtal remarqua alors la tache jaune sur les défenses du morse. Ce morse-là était un tueur. Ses défenses étaient jaunies par le lard des phoques qu'il avait pris. Waxtal avait entendu dire que ces morses attaquaient les ikyan.

— Attends ! s'écria-t-il.

Mais il avait réagi trop lentement. Pieds Rouges lança son harpon, poussa un cri quand il atteignit la poitrine du morse, quand le sang clair goutta, laissant une trace tandis que le morse se glissait maladroitement dans l'eau pour disparaître sous les vagues.

— Regardez ! s'exclama Roc Dur en indiquant la hampe du harpon qui s'agitait, manche pointant à travers les vagues.

La lame était attachée par une ligne de nerf tressé à la tête de harpon qui était fichée dans le morse. Roc Dur, Mangeur de Poissons, Pieds Rouges et Phoque Mourant amenèrent leurs ikyan en cercle autour de la lame de harpon, attendant que le morse refasse surface. Mais Waxtal ne bougea pas et, quand Roc Dur lui fît signe de s'approcher, il secoua la tête.

Waxtal ferma les yeux, mit toute sa force dans un chant. Alors, derrière l'obscurité de ses paupières, il vit la clarté de la lumière et, au même moment, entendit les cris des chasseurs. Lorsqu'il rouvrit les yeux, son ikyak était dressé sur le renflement d'une vague géante, comme si la mer elle-même combattait les Chasseurs de Baleines. De la crête de cette vague, il vit le morse se soulever hors de l'eau, rassembler ses forces pour surmonter la douleur causée par l'arme. L'animal se projeta contre l'ikyak de Pieds Rouges, faisant éclater l'étrave et projetant l'homme hors de l'esquif.

Waxtal poussa sur sa pagaie, avançant dans ces petites vaguelettes qui suivent parfois le sillage d'une vague plus grosse. Son kayak faillit chavirer, mais la frayeur lui redonnant de la force, Waxtal parvint à le stabiliser et il s'éloigna rapidement de la plage, des forts courants qui défient la pagaie d'un chasseur. Une fois suffisamment éloigné, il se retourna. Trois ikyan flottaient toujours, un homme dans chaque. Waxtal observa, attendit et quand il vit que la mer était calme, se rapprocha des autres, élevant la voix en chants, afin qu'ils sachent qu'il priait pour eux, car sa force résidait dans ses incantations et non dans ses bras.

— C'est sûrement fini, déclara Phoque Mourant.

Pourtant, Roc Dur et lui attachèrent leurs ikyan

ensemble. Ils tirèrent l'homme hors de l'eau et le déposèrent en travers des plats-bords.

Waxtal s'approcha, regarda puis détourna prestement la tête. Non, tous les chants, toutes les incantations, tous les pouvoirs du plus puissant des chamans ne ramèneraient pas Pieds Rouges à la vie. Qui pouvait survivre avec la poitrine écrasée, la mâchoire arrachée, la bouche écumant de sang à chaque respiration ?

Roc Dur leva les yeux vers Waxtal et d'un mouvement violent de sa pagaie, ordonna :

— Conduis-nous !

Waxtal s'apprêta à rappeler à Roc Dur que Pieds Rouges avait agi stupidement. Lui, Waxtal, les avait mis en garde contre l'utilisation de harpons de phoque pour un morse. Mais il serait bien temps de parler une fois sains et saufs sur l'île des Chasseurs de Baleines. Qui pouvait dire si les esprits, voyant leurs harpons, n'allaient pas leur envoyer une autre vague et les abandonner à la mer pour se joindre aux murmures que porte le vent aux chasseurs dans leurs ikyan. Alors, il se mit à pagayer, sa rame était lourde entre ses mains.

58

Kukutux était sur la plage quand les hommes revinrent, Waxtal en tête, Mangeur de Poissons fermant la marche, Roc Dur et Phoque Mourant dont les embarcations étaient arrimées, Pieds Rouges gisant en travers.

Kukutux ferma les yeux de chagrin quand elle entendit les deux jeunes épouses de Pieds Rouges entamer le chant funèbre. Elle se souvint de sa propre douleur à la mort de son époux.

Puis, au-dessus du chant de deuil elle perçut la voix de Waxtal. Il braillait avec une telle grossièreté que cela étouffait les pleurs des femmes.

— J'ai appelé les morses mais je vous ai dit, Hommes Baleines, de ne pas chasser. Qui ignore que les morses sont déshonorés par des harpons de phoque et de lion de mer? Quel homme est assez fou pour déshonorer l'animal dont il a besoin pour se nourrir ?

Phoque Mourant sauta de son ikyak, saisit Waxtal par les épaules qu'il serra de toutes ses forces jusqu'à ce que les mots de Waxtal soient réduits à un murmure et qu'il se taise enfin.

— Qui est assez fou pour déshonorer les morts ? demanda Phoque Mourant.

Sur quoi il lâcha Waxtal si brusquement que l'homme tituba comme si on l'avait frappé.

Roc Dur, Phoque Mourant et Mangeur de Poissons quittèrent la plage sans un mot. Mais Waxtal resta, ôta les pierres de lest et les vessies d'huile de son bateau puis entreprit de huiler les coutures comme si personne n'était en deuil, comme si Pieds Rouges était revenu de la chasse vivant et marchait sur ses deux jambes comme n'importe qui.

Kukutux retourna dans l'ulaq et emporta de la nourriture jusqu'au feu de cuisson. Elle suspendit un sac à bouillir au-dessus des braises, l'emplit d'eau, de poisson frais et de poisson séché, puis attendit.

Waxtal arriva, marmonnant des paroles de colère. Kukutux prétendit ne rien entendre. L'homme pénétra dans l'ulaq et en ressortit, sa canne à la main. Il frappa les pierres et l'herbe tout en marchant. La jeune femme fit comme si de rien n'était jusqu'au moment où la canne fusa tout près de ses pieds nus. Alors elle se leva et déclara avec force :

— La nourriture que je prépare est celle que j'ai rapportée moi-même. Si tu veux manger, pose cette canne.

Mais Waxtal leva de nouveau sa canne et frappa Kukutux sur les tibias, provoquant une marque qui la brûla.

Hors d'elle, Kukutux s'empara de son couteau de femme et lui fit une estafilade au visage. Waxtal hurla et lâcha sa canne, portant sa main à sa bouche pour sucer le sang qui coulait de l'entaille. Kukutux attrapa la canne juste à temps. Levant un genou, elle la brisa en deux et jeta les morceaux dans le feu, maintenant Waxtal à l'écart avec son couteau jusqu'à ce que le bâton noircisse.

— C'était une canne sacrée ! hurla Waxtal.

Kukutux se contenta de balayer l'air de son couteau.

Waxtal recula et, de sa main gauche, Kukutux ramassa alors une pierre à feu. Elle esquissa le geste de la lancer.

Ignorant la douleur à son coude gauche, ses os et ses muscles qui protestaient contre un tel poids, elle lança cet avertissement :

— Toi, Traqueur de Phoques, ne t'imagine pas pouvoir traiter les femmes d'ici comme tu traites les tiennes. Crois-tu que les Chasseurs de Baleines soient les seuls à acquérir de la force grâce à la viande de baleine ? Crois-tu que les femmes ne soient pour rien dans ce pouvoir ? Estime-toi heureux que je n'aie cassé que ta canne.

Waxtal eut un rictus, mais, forte de la pierre et du couteau, Kukutux n'avait pas peur. Elle entendit à ce moment un appel et, avec prudence, tourna les yeux vers Roc Dur qui arrivait dans leur direction. La voix de Waxtal se mua en une plainte et, quand Roc Dur fut à portée de voix, Waxtal désigna Kukutux et sa canne qui se consumait en flammes jaune pâle.

— Elle s'est servie de ma canne pour nourrir son feu de cuisson, dit Waxtal avec la voix posée d'un homme considéré comme un sage et recherché pour ses conseils.

Kukutux lâcha la pierre et s'essuya la main sur son suk.

— Il m'a battue avec.

— Avec sa canne ? fit Roc Dur en fronçant les sourcils.

Kukutux acquiesça d'un signe de tête.

— Tu crois une femme ? demanda Waxtal.

— Oui.

Waxtal réussit à sourire.

— Quel homme n'est contraint, à un moment ou un autre, d'enseigner la sagesse avec un bâton ?

La colère fit une boule dans la poitrine de Kukutux. Elle s'apprêtait à répliquer quand Roc Dur lui fit signe de se taire.

— Il semble qu'en toutes circonstances, dit-il, Kukutux ait toujours été capable de s'en sortir seule. Maintenant, tu dois m'accompagner dans mon ulaq. Les chasseurs veulent te parler.

Waxtal le suivit donc. Kukutux les regarda s'éloigner. Les pas de Roc Dur étaient lourds, s'appuyant d'abord sur ses talons. Waxtal, lui, marchait d'un pas si léger que même l'herbe qu'il écrasait se relevait immédiatement.

Les deux hommes disparus, Kukutux transporta à l'aide d'un bâton fourchu un tison dans son ulaq désormais vide et sombre. Ses pieds retrouvèrent leur chemin dans les encoches du rondin puis jusqu'à chaque lampe à huile. Deux des quatre lampes étaient suffisamment remplies si bien que les mèches brûlaient toujours. Kukutux posa le tison dans une des lampes vides et retourna au feu de cuisson. Elle prit deux gros bouts de bois pour ôter la peau à bouillir du tripode de bois flotté suspendu au-dessus du foyer. Elle la porta prudemment, non dans l'ulaq des commerçants mais dans le sien et le suspendit aux chevrons au-dessus d'une des lampes allumées.

Elle fit ensuite trois voyages à l'ulaq des commerçants pour reprendre tout ce qui lui appartenait — fourrures de couchage, paniers vides ou remplis d'herbe, ventres d'huile et de viande séchée, vessies d'eau — et emporta le tout chez elle. Puis elle se rendit dans la chambre de son époux mort, trouva les quelques armes qu'il n'avait pas emportées avec lui dans les Lumières Dansantes. Une tête de harpon brisée. Une lame tordue de lance à oiseaux. Une gaffe pour éperonner le poisson. Un javelot d'enfant. Elle posa tout cela à côté d'elle puis se servit un bol de bouillon et de poisson bien chaud. Si Waxtal venait la chercher, elle était prête à se battre.

— Que pouvais-je faire de plus ? demanda Waxtal. J'ai appelé les morses. Je les ai amenés à tes chasseurs. Je t'ai dit de ne pas les attaquer avec des harpons de phoque. Crois-tu que les baleines soient les seuls animaux qui doivent être honorés ? Crois-tu pouvoir négliger les tabous ?

Il émit un bruit grossier avec ses lèvres et souffla de l'air entre ses fesses.

Roc Dur plissa le nez à cause de la puanteur.

— Les morses sentent encore l'odeur de votre bêtise, commenta Waxtal.

Waxtal se leva et regarda les hommes. Quand il était arrivé, jeune homme, pour aider ces Chasseurs de

Baleines contre les Petits Hommes, il y avait tant de chasseurs dans ce village qu'un seul ulaq ne les contenait pas. Combien, aujourd'hui ? Ses yeux passèrent d'un homme à l'autre. Huit, dix, dont beaucoup de vieux. Il désigna grossièrement Roc Dur.

— La malédiction qui est sur vous à cause de l'homme Samig est toujours présente.

Roc Dur souffla durement.

— Cet homme est mort. Veux-tu nous attirer un autre mauvais sort en prononçant son nom ?

— Il y a des choses que je sais et que tu ne sais pas, des choses que les esprits ne révèlent qu'à celui qui les honore, déclara Waxtal. Je vous ai apporté des morses... bons pour la viande, la peau et l'huile. J'ai vécu avec le Peuple Morse. Ma fille est femme d'un chaman Morse. Je sais comment ils chassent, je sais ce qui honore un morse. Je vous ai procuré de la viande et vous m'accusez de porter malheur. La malédiction qui est sur vous émane de Samig. Vous croyez qu'elle va disparaître ? Vous dites que son esprit prendra le chemin de tous les esprits — vers les Lumières Dansantes ? Vous ne savez rien, et quand quelqu'un vient vous aider, vous le renvoyez.

Des murmures s'élevèrent. Dans un coin de l'ulaq, le frère et le père de Pieds Rouges tempêtèrent de rage. Dans un autre, Oiseau Crochu, époux de Panier Moucheté, leva les mains, suppliant qu'on les comprenne. Mais Waxtal leur tourna le dos et sortit. Une fois sur le toit, il leur lança :

— Vous n'avez pas besoin de vivre avec cette malédiction. Vous savez comment la lever. Je vous ai donné les morses sans rien demander en échange. Pourtant, quand un de vos chasseurs brise un tabou, vous me reprochez sa mort. Je ne donnerai rien de plus.

» Décidez de ce que vous avez à troquer. Si c'est une bonne transaction, je vous dirai comment vous débarrasser du mauvais sort.

Il leva une main et la tendit vers le père de Pieds Rouges.

— Décidez-vous maintenant, ajouta Waxtal, avant qu'il n'y ait plus un homme dans ce village.

Cette nuit-là, Kukutux le vit dans son sommeil, grand et roulant sur les vagues. Elle s'éveilla en sursaut. La vision portait la plénitude de la vie, mais elle n'était pas sûre. Un autre homme, mort ?

Elle se dressa sur son séant et secoua la tête.

— Ce n'était pas un homme, murmura-t-elle, luttant pour retrouver les images qui avaient empli son esprit.

Non, quel homme avait la forme d'un poisson ? Quel homme avait la couleur des canneberges des montagnes ?

Elle se rallongea et tourna la joue sur la fourrure de phoque qu'elle avait disposée sous sa tête. Elle tapota la lance près d'elle.

Tu es en sécurité, se dit-elle. Rendors-toi.

59

Après son rêve, Kukutux se révéla incapable de s'éloigner de la mer. C'était comme si une voix l'appelait. Et la douleur qui l'accompagnait depuis la mort de son mari et de son fils semblait s'accroître.

— Pourquoi es-tu là, se demandait-elle, remuant la tête afin que les mots s'échappent avec le vent, hors de portée de l'oreille des hommes accroupis à l'abri des casiers d'ikyan et des femmes qui pataugeaient dans les mares à la recherche de chitons. Pourquoi es-tu là quand il y a tant à faire dans ton ikyak.

Elle se souvint alors de la bruyère de camarine qui poussait rapidement sur les collines pendant les longues journées d'été. Le moment était venu de jeter celle qui jonchait le sol pour la remplacer par de la fraîche. Elle songea aux poissons qu'elle pouvait attraper, au suk qu'elle cousait. Elle longerait la plage, ramasserait des chitons sur les rochers éloignés, se tiendrait à l'écart des vieilles femmes et des enfants regroupés. Peut-être même dénicherait-elle quelques oursins oubliés par les loutres grouillant désormais dans les nids de varech juste au-delà du rivage.

Pourtant, quelque chose la poussait à rester sur la plage. Elle observait, comme si elle voyait au-delà des eaux et du ciel pour comprendre le rêve qui lui avait été donné.

Elle s'obligea finalement à faire demi-tour et à rentrer chez elle. Cela faisait maintenant quatre jours que Roc Dur et Phoque Mourant avaient ramené Pieds Rouges au village, quatre jours de deuil. Ils avaient célébré les funérailles, empilé des pierres sur Pieds Rouges et ce qu'il restait de son ikyak, mais les chasseurs continuaient de chuchoter comme s'ils craignaient d'attirer l'attention des esprits. Après tout, l'un d'eux serait peut-être la prochaine victime.

Les femmes suivaient leurs époux, la peur dans les yeux, trouvant maintes excuses pour observer la plage et la mer depuis le toit des ulas, même dans le froid, même dans le vent, comme si le simple fait de scruter l'horizon suffirait à éloigner les esprits mortifères.

Peut-être est-ce seulement leur peur, leur inquiétude, qui me conduit sur cette plage, se dit Kukutux.

L'image de son rêve revint — quelque chose de rouge dans la mer. Un corps d'homme ? Un autre Chasseur de Baleines tué ? Une voix tracassière envahit son esprit, se rebellant contre des frayeurs trop profondes pour que des mots puissent en rendre compte.

Au sommet de l'ulaq, Waxtal s'étira en bâillant. Il avait eu l'intention de se lever et de saluer le soleil avec les Chasseurs de Baleines, mais les fourrures de sa couche étaient bien chaudes et, pour quelque raison, sa vessie ne l'avait pas arraché à son sommeil comme c'était souvent le cas. Il cligna des paupières sous la clarté et le brouillard blanc qui se levait. Il gratta de l'ongle les impuretés de ses yeux et les lança au vent, puis frissonnant, se précipita chez lui pour y prendre son suk.

Le vent était froid, trop froid pour qu'un homme se lave dans le courant, mais sans femme chez lui, il ne voulait pas utiliser de panier de nuit pour son urine, se donner îe mal de le vider chaque jour ou stocker l'urine à la manière des femmes du Peuple Morse qui s'en servaient ensuite pour ôter l'huile de la fourrure, la graisse des cheveux, ou encore fixer les teintures.

Il se gratta le ventre puis enfila son suk avant de ressortir. Balayant la plage du regard, il aperçut Kukutux qui marchait vers les demeures. Elle s'arrêta, regarda la mer, visage immobile, tel un masque.

Il suivit son regard et ne vit rien. Il repensa à ce que Roc Dur lui avait raconté à son sujet. Les yeux de Kukutux étaient comme ceux d'un aigle, ils voyaient plus loin que les autres. Enfant, c'était toujours elle qui annonçait la venue des tempêtes encore au bout de l'horizon, ou les bancs de poisson nageant vers la plage.

Alors il attendit, les yeux posés sur l'eau comme ceux de Kukutux, et lui aussi vit quelque chose à la surface de l'eau, qui roulait et tanguait. Il pensa d'abord qu'il s'agissait d'un gros bout de bois flotté. Puis il vit la couleur rouge, sentit le rythme de son cœur s'accélérer — un homme ? Hibou ou Œuf Moucheté dont l'ik aurait chaviré ? Les courants pourraient les ramener sur ce rivage.

Mais non, c'était trop grand pour être un homme.

Au bout d'un moment, il sut, soudain, de quoi il s'agissait. Et comme s'il était encore jeune, il se précipita vers l'ulaq de Roc Dur et grimpa jusqu'au trou du toit.

Il inspira profondément et appela.

— C'est moi, Waxtal. Roc Dur est-il là ?

Roc Dur répondit lui-même, marmonnant comme s'il avait la bouche pleine. Il grimpa le rondin à encoches pour trouver Waxtal. Il mâchonna un moment avant de répondre avec rudesse :

— Quoi ?

Waxtal sourit et répondit :

— Les Chasseurs de Baleines ont été bons pour moi. J'ai décidé de vous offrir un cadeau. Pendant ces quatre jours de jeûne, j'ai appelé quelque chose qui sera bientôt sur cette plage. Sers-t'en à ton idée.

Puis il alla se poster près de Kukutux qui avait toujours le regard fixé sur l'eau.

— Je l'ai appelé, dit-il avec douceur à l'oreille de la jeune femme. Je l'ai appelé.

Elle s'écarta d'un pas, puis d'un autre.

— Pourquoi ? demanda-t-elle. Qu'est-ce que c'est ?

— Le morse.

— Celui de Pieds Rouges ? demanda Kukutux avant de mettre sa main sur sa bouche.

— Ne t'inquiète pas, dit Waxtal. Je ne laisserai pas les esprits te faire du mal.

— Tu l'as appelé ? fit Kukutux, sourcils froncés, lèvres serrées. Pourquoi ?

— Un chasseur doit être en possession de sa dernière prise. Pour la donner à sa famille, répondit Waxtal dans un haussement d'épaules. Crois-tu que cela n'allégera pas le chagrin de ses femmes de savoir que leur chasseur se soucie encore d'elles au point de leur envoyer de la viande ?

Deux femmes vinrent poser leur panier et appelèrent les hommes qui se trouvaient près des ikyan. Soudain, Roc Dur surgit.

— C'est le morse, dit Waxtal tandis que les hommes entraient dans l'eau.

Trois portaient des gaffes aiguisées, un autre une canne, d'autres des pagaies.

— Peuvent-ils le toucher ? s'enquit Roc Dur.

— Pour le ramener au rivage, oui. Mais quelqu'un doit prier sur lui et chanter les incantations requises avant que ne commence le partage.

— Les connais-tu ?

— Oui.

Waxtal regarda les hommes tirer l'animal à terre puis se tourna vers Kukutux.

— Rends-toi à l'ulaq où les gens célèbrent le deuil. Dis-leur de venir voir ce que les esprits leur ont donné.

Kukutux appela en direction de l'intérieur enfumé. Ne recevant nulle réponse, elle appela de nouveau jusqu'au moment où elle perçut une petite voix. Ses yeux se posèrent alors sur le visage ridé de Presque Toutes Les Mains, la mère du défunt.

— Mère, il y a sur la plage quelque chose que tu devrais voir, dit Kukutux avec douceur et compassion.

— Comment puis-je être mère quand tous mes enfants sont dans les Lumières Dansantes ? répondit la vieille femme avec dureté. Je n'irai pas sur la plage, ajouta-t-elle. Peut-être les esprits auront-ils pitié et me laisseront-ils mourir ?

Elle se détourna du rondin et regagna l'ombre.

Kukutux entendit alors de nouveau le léger murmure. Aucun doute, c'était la voix de Menhaden, la première épouse de Pieds Rouges, mère de son petit garçon. Ou peut-être celle d'Attrapeuse De Poissons, la seconde épouse.

— Même si un de tes enfants t'a envoyé un présent, même si ce présent se trouve maintenant sur la plage, tu ne viendras pas ? insista Kukutux.

Elle s'agenouilla pour appuyer son visage contre le trou du toit afin que les mots arrivent à tous à l'intérieur.

La vieillarde se tourna lentement et, dans l'obscurité, Kukutux perçut ses yeux rougis, les lignes que les pleurs avaient laissées sur ses joues.

— De Pieds Rouges ? demanda la vieille.

Immédiatement après, Kukutux entendit qu'on la suppliait de ne pas prononcer le nom du mort. Mais Presque Toutes Les Mains quitta le trou des yeux et lança d'une voix sèche :

— Que m'importe s'il revient ? Que m'importe s'il nous emporte tous dans les Lumières Dansantes ?

La petite voix répondit.

— Mon fils est jeune. Il a besoin d'années de chasse. Il a besoin d'étés dans un ikyak, d'hivers pour apprendre les histoires de notre peuple.

— Qu'en sais-tu ? rétorqua la vieille femme. Tu n'étais que sa femme.

Elle grimpa jusqu'au trou du toit. Kukutux lui tendit les mains. Menhaden vint également, son fils en bandoulière sur le côté, et Attrapeuse De Poissons, avec son gros ventre de femme enceinte. Elles suivirent Kukutux jusqu'à la plage, la vieillarde fermant la marche, et s'agrippant d'une main au suk d'Attrapeuse De Poissons.

Quand Menhaden vit le morse, elle éleva la voix, hur-lant comme au premier jour de deuil. Kukutux voulut passer un bras autour de ses épaules mais elle la repoussa.

— Je n'en veux pas. Je n'en veux pas.

Mais la mère de Pieds Rouges trottina jusqu'à la plage et s'approcha du morse, cet animal brun-rouge plus grand que le plus grand des hommes. Elle planta ses pieds solidement dans le sol et s'exclama :

— La dernière prise de mon fils. Elle m'appartient comme m'appartint sa première prise. La viande est à moi et je ne la partagerai avec personne.

Roc Dur abandonna les hommes rassemblés et, s'approchant de la femme, il s'inclina mains sur les genoux, il la dévisagea.

— Grand-mère, tu ne peux manger un morse à toi toute seule. Partage-le avec tout le village afin que ton fils soutienne avec fierté le regard des chasseurs dans les Lumières Dansantes.

La vieillarde soupira, leva les mains et les laissa retomber sur ses flancs.

— Je partagerai, dit-elle en s'éloignant de la carcasse.

Roc Dur se tourna vers les femmes dont beaucoup apportaient déjà des couteaux à découper.

— Le chaman dit qu'il doit prier.

— Ce n'est pas un chaman, c'est un marchand, objecta Presque Toutes Les Mains en plissant des yeux vers Waxtal.

— Il a appelé le morse sur notre plage, rétorqua Roc Dur.

— C'est un cadeau ! hurla la vieillarde. Un cadeau de mon fils. C'est un cadeau. Il n'y est pour rien, ajouta-t-elle en pointant Waxtal de son doigt courbe.

— Il possède de grands pouvoirs, repartit Roc Dur. Il parle aux esprits. II...

Alors Waxtal se trouva au côté de Presque Toutes Les Mains. Ôtant son collier d'os d'oiseaux, il en drapa les épaules de la vieille femme.

— J'ai parlé à ton fils, dit-il. Dans les jours de deuil, avant qu'il ne se rende dans les Lumières Dansantes, j'ai écouté ce qu'il m'a dit. Il veut que tu aies ce collier. Il veut que tu cueilles des baies et que tu pêches des oursins pour aider à nourrir son fils.

Waxtal regarda ensuite Menhaden qui se tenait tout près, son bébé sur sa hanche.

— Il veut que tu aies ce morse, toi, ses épouses et les habitants de ce village. Il m'a demandé de l'appeler ici pour lui. C'est ce que j'ai fait.

Il se racla la gorge.

— Mes pouvoirs ne sont que les pouvoirs d'un chaman, poursuivit-il, l'appel nécessite donc quatre jours. Mais désormais le morse est là et la viande est là pour que nous l'utilisions.

La vieille femme serra le collier d'os d'oiseaux entre ses deux mains, s'éloigna de Waxtal et dit d'une voix tremblante :

— Tu prends la part du chasseur.

Waxtal eut un sourire qui déclencha des tremblements dans les bras de Kukutux. Cet homme était-il aussi puissant qu'il le prétendait ? Pouvait-il parler aux morts sans pour autant tomber sous leur pouvoir et être attiré dans les Lumières Dansantes ? Comment le morse serait-il venu sans le pouvoir de quelqu'un ?

Mais dans les yeux de Waxtal, dans sa mâchoire, dans la douceur de ses mots, elle ne voyait qu'avidité. Même maintenant, sous la voûte du ciel, il semblait que toutes choses — la mer, la plage, les ulas, même les ikyan sur leurs claies — étaient attirées vers Waxtal, comme s'il avait le pouvoir de les emporter dans son âme, aussi aisément qu'un homme boit de la soupe dans un bol.

Waxtal s'approcha du bord et mit ses mains en coupe pour prendre de l'eau qu'il rapporta pour en éclabousser le morse. Il fit cela à quatre reprises. Puis, appelant les femmes, il dit :

— Il me faut quelque chose provenant de la mer, une moule ou un clam.

Une des femmes tendit un chiton fermé dans son sac. La coquille sombre s'enroulait presque en cercle.

— Parfait, dit Waxtal en prenant le chiton pour le placer dans la bouche du morse.

Puis il entama une incantation, dans un langage que Kukutux ne comprenait pas, avec des mots trop durs pour être la langue Caribou parlée par Hibou et Œuf Moucheté.

Après quoi, Waxtal tendit la main vers une des femmes qui lui donna son couteau à découper. Waxtal se pencha sur le morse, pratiqua la première entaille, essayant de trancher le cuir épais, donnant quelques coups, puis s'interrompant pour tendre la main vers une autre femme et recommencer avec une lame fraîchement aiguisée, tranchant le ventre du cou à l'anus.

Waxtal s'adressa à la vieille femme comme s'il venait de l'entendre, comme s'il n'avait ni chanté ni accompli de rituels.

— Non, dit-il, la part du chasseur te revient. Je ne la veux pas. Je n'en ai pas besoin. C'est à toi et aux épouses de ton fils qu'elle devrait appartenir.

— Alors la part du chef, dit la vieille.

Menhaden écarquilla les yeux puis observa Roc Dur.

Elle se cacha en hâte le visage des deux mains.

Kukutux se demanda ce que dirait Roc Dur. Une vieille femme ne pouvait disposer de la part du chef des chasseurs. Mais Roc Dur ne pipa mot.

Waxtal secoua la tête.

— Je ne prendrai aucune part de viande, dit-il. Ce n'est pas pour moi mais pour le village.

Il fit plusieurs pas vers son ulaq avant de se retourner, de caresser les défenses du morse, l'une après l'autre. Il sourit à la vieille femme qui se tenait debout, couteau en main, car il lui revenait de couper et de partager.

— Ce sont de belles défenses, dit-il.

Sur quoi il quitta la plage sans un mot ni un regard pour quiconque. Kukutux le regarda disparaître dans son ulaq.

60

Waxtal était assis près de la lampe à huile. La mèche de mousse tressée avait besoin d'être lissée. Il sortit son couteau de manche et se hissa sur les pieds, contempla la fine spirale de fumée qui montait de la flamme crachotante, puis il se rassit et rangea son couteau. Qui pouvait dire ce qui arriverait à ce couteau s'il l'utilisait pour des besognes de femmes. Pourquoi risquer une malédiction, surtout sur cette île maudite ?

Il songea à manger quelque chose, mais la femme ne lui avait laissé qu'une demi-peau de phoque de poisson séché et une poignée de viande de phoque. Quelle sotte, songea Waxtal. Les femmes n'avaient jamais eu de visions des choses de l'esprit. Mais à quoi s'attendre d'autre ? C'était déjà le cas de la plupart des hommes.

Il rampa jusqu'à ses défenses de morse, s'assit à côté et posa les mains sur le froid de l'ivoire. Fermant les yeux, il se figura le morse mort sur la plage. Peut-être l'avait-il appelé après tout ? Sinon, pourquoi se serait-il échoué là, cet animal qui ne flottait pas une fois mort ? Qu'est-ce qui avait pu l'attirer sinon ses propres pouvoirs ?

Il songea une fois encore à son pauvre village. Peut-être étaient-ils tous morts de faim au cours de ce premier hiver loin de l'île Tugix, sans huile ni nourriture. Cela ne lui déplairait pas de retrouver un ulaq des morts rempli de leurs os, y compris ceux de sa femme Coquille Bleue. Qu'ils meurent, tous autant qu'ils sont.

Mais Samig ? Waxtal sourit. Non, il le voulait vivant. Samig devait voir Waxtal le chaman, Waxtal dans toute sa puissance. Après, qu'il meure oui, de la propre lance de Waxtal. Naturellement, s'ils étaient tous morts, à quoi ressemblerait son village ? Mais à quoi bon s'inquiéter ? Il avait appelé des morses sur l'île des Quatre Eaux et un morse mort sur cette plage. Roc Dur n'aurait pu appeler qu'une baleine.

Ce que je fais avec des morses, je peux le faire avec des hommes, chasseurs et commerçants qui viendront à mon village. Et puisque je les aurai appelés, je serai leur chef. L'estomac de Waxtal grogna. Posant ses mains sur son ventre, il dit :

— Attends, tu auras bientôt à manger. Ils t'apporteront plus que si tu avais accepté la part du chasseur.

Il attendit donc que le sommeil l'envahisse.

Il s'éveilla au son d'une voix qui l'appelait du sommet de l'ulaq. Il s'agissait de la veuve Menhaden et de Presque Toutes Les Mains. Chacune portait de la viande fraîche tranchée et cuite, dégoulinante d'huile. Menhaden portait aussi une vessie de bulbes de pourpier cuit qu'elle tendit à Waxtal tout en descendant. La vessie était encore chaude et fumante d'une riche odeur de poisson fumé. Il l'ouvrit et s'aperçut que la femme avait incorporé des copeaux de poisson aux racines ainsi que des feuilles d'ugyuun séché. Il se servit immédiatement avec ses doigts qu'il lécha dès qu'il eut avalé.

— Pour toi, pour la viande que tu nous as donnée, dit Menhaden.

Et si les yeux de la jeune femme étaient encore gonflés de deuil, Waxtal remarqua qu'elle était belle, grande et forte, avec des os qui tendaient la peau de son visage, de grands yeux et un petit nez.

Dommage, se dit-il, que Pieds Rouges ne soit pas mort plus tôt. Si Menhaden n'était pas en deuil, Waxtal la demanderait pour épouse au lieu de celle qu'ils appelaient Kukutux. Kukutux n'était pas laide, mais son bras tordu diminuait sa force et cette femme avait la langue acérée et la parole amère. Mais si jamais Waxtal déci-dait de passer l'hiver sur cette île, peut-être prendrait-il Kukutux un moment puis, une fois que Menhaden aurait achevé son deuil, il répudierait Kukutux. Qui l'en blâmerait ? Même Roc Dur se plaignait de son mauvais caractère.

— Merci, dit Waxtal en trempant de nouveau les doigts dans le pourpier. C'est bon.

— C'est moi qui devrais te remercier, dit Menhaden. Trouver de la viande n'est pas facile pour une femme seule.

Les deux femmes s'en allèrent et Waxtal contempla Menhaden en train de grimper le rondin. Ses yeux s'attardèrent sur ses pieds et ses jambes et il aurait bien voulu voir plus haut sous son suk, mais les ombres ne lui permettaient pas de distinguer au-dessus des genoux. Une fois les femmes disparues, il s'assit près de la lampe et mangea.

Trois femmes vinrent, cette nuit-là, avec de la viande de morse cuite, au goût puissant, peut-être pas aussi bonne que la viande de phoque, mais meilleure que la viande de baleine, se dit Waxtal. Une femme lui promit un ventre de phoque d'huile de morse et, observant sa lampe, prit son couteau de femme pour tailler la mèche. Une autre apporta de la viande de morse coupée très finement ; entre chaque morceau, une tranche de poisson cru, le morse cuit dans l'huile pour former une croûte croustillante qui retenait le jus de viande à l'intérieur. Une autre vint avec un ragoût fumant à l'épais bouillon qu'elle suspendit à un chevron.

Chaque fois qu'une femme partait, Waxtal emportait la nourriture apportée dans une des chambres vides. Pourquoi montrer ses réserves ? Si plus tard des hommes s'arrêtaient — pour parler de la chasse au morse — pourquoi avoir de la nourriture qu'ils mangeraient, eux qui avaient des femmes et des mères pour préparer leurs repas ?

Waxtal mangea à satiété puis posa les restes de la viande apportée par Menhaden sur une natte qu'il roula avant de la pousser dans la cache de nourriture. Il se rassit, jambes croisées, et contempla la longue flamme de la lampe. Et, comme dans un rêve, il entendit des voix.

Il crut d'abord qu'on lui apportait encore à manger, mais s'aperçut bientôt que les voix provenaient de l'intérieur de l'ulaq. Se déplaçant prudemment vers le son, il parvint à la défense sculptée. Il inclina la tête et entendit des voix ténues comme un murmure.

« Quoi ? dit une voix. Tu ne laisses rien pour ceux qui pourraient venir ? »

— Pourquoi le ferais-je ? chuchota Waxtal. Je leur ai donné un morse et n'ai rien pris pour moi. Que puis-je faire de plus ?

« Tu as appelé le morse ? » demanda la voix.

— Qui d'autre ?

« L'égoïsme n'attire que des regrets » dit la voix.

Waxtal avait déjà entendu cela de la bouche de grands-mères enseignant à leurs petits-enfants.

— Suis-je un gamin que tu me dises cela ?

Mais il se rendit à sa réserve de nourriture, ressortit la natte et la posa sur le sol près de la plus grande lampe.

— Voilà dit-il avec force. Il y a à manger.

La voix ne répondit pas et, bien que Waxtal fût retourné s'accroupir près de la défense, les voix se turent. Il finit par gagner sa chambre où il prit ses outils avant de s'installer près de la lumière la plus vive. Il prit également un bout de viande de morse qu'il mâcha tout en allant chercher la défense sculptée qu'il posa près de lui.

Il ferma les paupières dans l'espoir qu'une image surgirait dans son esprit, une idée qu'il pourrait ciseler. Bientôt, il dessinait des lignes, le visage de Samig, l'homme à la main repliée sur la poitrine, avec des marques comme des javelots représentant les malédictions que les esprits lui lançaient.

Waxtal entendit Roc Dur l'appeler du haut du toit. Waxtal s'interrompit et posa ses outils.

— Entre, je suis là !

L'homme descendit et ôta son suk. À peine était-il assis que Waxtal lui offrit les restes de la viande de morse apportée par Menhaden.

Roc Dur se servit, mâcha avec une extrême lenteur, avala au même rythme. Puis, d'un geste du menton vers Waxtal, il dit :

— Tu as appelé les morses.

— Oui.

— C'est bon que tu sois là. Du moins notre village a-t-il désormais de la viande fraîche.

Waxtal inclina la tête et dessina un sourire.

— Nos chasseurs, reprit Roc Dur, ne savent pas chasser le morse. Peux-tu les aider ?

— Un peu. J'ai chassé avec les Hommes Morses, mais je ne connais pas tous leurs secrets. Je sais effectivement qu'ils n'utilisent pas de harpons de phoques ou de lions de mer. Je te l'ai déjà dit.

Roc Dur hocha la tête.

— Tu dois demander à tes hommes de fabriquer des armes pour les morses. De longues hampes du bois le plus résistant. Des manches longs comme l'avant-bras. Des têtes de lance de la taille d'une main.

» Explique aussi à tes hommes que les morses se prennent à terre.

Détournant les yeux, il fixa du regard la lampe à huile.

— Ai-je besoin de te dire pourquoi ? ajouta-t-il.

— J'ai vu ce qui s'était passé, répondit Roc Dur en se resservant.

Bien que rassasié, Waxtal l'imita sans vergogne.

— Si nous faisons toutes ces choses, béniras-tu nos armes et feras-tu des incantations pour nos chasses ? demanda Roc Dur.

— Oui. Les Chasseurs de Baleines ont été bons pour moi. Tu m'as alloué cet ulaq, ajouta-t-il avec un geste large de la main.

Il sourit, sachant que Roc Dur constaterait la nudité de la pièce.

— Les femmes t'ont-elles apporté à manger ?

Waxtal désigna la natte près de Roc Dur, qui observa les quelques bouts de viande d'un air surpris.

— J'ai mangé un peu avant ta venue, dit Waxtal. J'en aurais gardé davantage si j'avais su que tu viendrais.

Le silence s'installa un moment, puis Roc Dur demanda :

— Si nous faisons toutes ces choses, aurons-nous des chasses heureuses ?

Waxtal ouvrit la bouche, la referma puis la rouvrit tout en haussant les épaules.

— Qui peut dire ?

— La malédiction pèse toujours, dit Roc Dur de cette voix tranquille qu'ont les hommes qui ont travaillé trop longtemps, trop dur, sans dormir.

— Oui. A ton avis, pourquoi votre chasseur est-il mort?

— A cause de son harpon. Et parce que nous n'avons pas offert de prières.

— C'est suffisant pour maudire une chasse, approuva Waxtal. Suffisant pour le faire rentrer bredouille après des jours en mer — peut-être un été ou deux. Mais le tuer ?

Waxtal secoua la tête.

— C'est le même mauvais sort qui frappe cette île depuis deux ans ? demanda Roc Dur.

Waxtal baissa les paupières et se tut longuement. Il ferma les yeux et entonna un long chant, en langue Morse, suivi de mots et d'expressions en langue Premiers Hommes, puis de nouveau en langue Morse. Les mots s'entremêlaient comme de longues nattes de nerf tordu. Une fois le chant fini, il rouvrit les yeux et déclara :

— Tu dois quitter cette île.

— Je dois quitter cette île ? s'exclama Roc Dur ahuri.

— Toi et tes chasseurs les plus forts. C'est le seul moyen.

— Si je pars, la malédiction abandonnera-t-elle notre peuple ?

— Si tu fais ce qui doit être fait.

— Qu'est-ce qui doit être fait ?

Waxtal baissa la tête et attendit avant de répondre.

— Parfois, les esprits ne disent pas tout ce qui doit être dit.

— Si nous ne savons pas ce qu'il faut faire, quel sens y a-t-il à partir ? rétorqua Roc Dur avec colère.

Waxtal tendit les mains, paumes ouvertes.

— Va dans chaque ulaq trouver chaque chasseur. Demande-leur de passer la nuit en prières. Je ferai de même et demain matin je vous parlerai.

Roc Dur se leva et Waxtal se hissa sur ses pieds. Il attendit que l'homme renfile son suk puis l'accompagna jusqu'au tronc d'arbre. Une fois en haut, Roc Dur lui cria :

— J'étais venu t'annoncer que les gens du village veulent que tu aies les défenses de morse.

Waxtal leva une main.

— Remercie-les de ma part. Maintenant, va retrouver tes hommes. Prie. Dis-leur de prier. Dis-leur que moi aussi je passerai la nuit en prières.

Waxtal grimpa le rondin, s'accroupit dans son suk dans le vent froid et observa Roc Dur aller d'un logis à l'autre.

Plus tard, une fois de retour dans sa demeure, il se réchauffa à la flamme de la lampe en riant.

— Quatre défenses. Même les esprits ne sauraient se mesurer à mon pouvoir.

Il alla dans sa chambre, se roula dans sa robe de nuit et s'endormit. Il était chaman. Ses rêves seraient ses prières.

61

Waxtal regarda le cercle des hommes. Leurs yeux lourds répondaient à la question qu'il posa pourtant.

— Avez-vous prié ?

— Oui, dit Roc Dur avant de laisser chaque homme répondre pour lui-même. Les esprits t'ont-ils parlé ? demanda-t-il à Waxtal.

— Ils ont parlé.

Les hommes attendaient, le regard fixé sur le visage de Waxtal. Il sentit leur nervosité, la puissance de leurs questions. Cela donna de la vigueur à ses membres, à son dos.

— Je sais pourquoi vous êtes maudits, proclama-t-il.

Un grondement s'éleva dans l'ulaq de Roc Dur.

— Tout le monde ici connaît la raison de notre malédiction, intervint ce dernier. Si c'est ce que t'ont dit les esprits, alors tu n'as rien d'important à nous annoncer.

Les hommes autour de Waxtal semblèrent soudain plus grands, plus robustes. Il serra les poings mais sentit quand même son pouvoir décliner.

— Samig, dit-il.

Ce mot fit ce que ses mains n'avaient pas réussi ; les hommes retrouvèrent taille humaine.

Roc Dur émit un sifflement ; d'autres hommes l'imitèrent.

— Tu nous maudis avec ce nom.

— Les esprits m'ont dit ce que vous ne savez pas, reprit Waxtal en dévisageant chacun. Je suis marchand autant que chaman. Que me donnerez-vous en échange du pouvoir de mettre fin à la malédiction.

— Dis-moi d'abord ce que je dois savoir, fit Roc Dur en se penchant pour plonger les yeux dans ceux de Waxtal.

— Si je te le dis, alors pourquoi me donnerais-tu quelque chose ? s'esclaffa-t-il.

— Et si ton savoir n'élimine pas le mauvais sort ?

— Je vous rendrai ce que vous m'aurez donné.

Roc Dur leva la main en direction de la mer du Nord.

— Comment te retrouverai-je ? Je ne suis pas commerçant. Je ne connais pas les chemins de la mer qui conduisent chez les Caribous et les Chasseurs de Morses.

— Je resterai avec vous tant que la malédiction ne sera pas levée.

Roc Dur gronda et regarda les autres hommes.

— Que me donnerez-vous ? insista Waxtal.

Roc Dur ne pipa mot. L'estomac de Waxtal se mit à gargouiller et le vieillard regretta de n'avoir pas mangé avant de venir. Il avait songé à garder sa nourriture pour plus tard. Les épouses de Roc Dur avaient toujours tenu de la viande prête, mais ce matin il n'y avait rien eu hormis la bénédiction demandée par Roc Dur et la promesse d'un jeûne durable.

— Que veux-tu ? s'enquit enfin Roc Dur. Un ikyak ? Des fourrures, des peaux de phoque ? De la nourriture, de l'huile?

— Tout cela et une femme.

— Tu t'attends à toutes ces choses ?

— Pas d'ikyak. J'en ai un beau. Mais quelque chose de chaque homme — nourriture, fourrure, huile, peut-être rien qu'un sac d'oursins.

Waxtal baissa la voix, inclina la tête puis leva les yeux, son regard passant de l'un à l'autre.

— La valeur de ce que chacun donne à sa chasse. Et une femme.

— Je t'en ai donné une. Où est-elle ?

— Elle est retournée chez elle. Je ne sais pas pourquoi. Je veux qu'elle revienne. Ou alors une autre. Une jeune qui sait pêcher et coudre.

— Je la ramènerai, dit enfin Roc Dur. Maintenant, dis ce que tu as à dire.

— Apportez d'abord vos présents. Puis je vous dirai. Et si cela se révèle inefficace, chacun pourra reprendre ce qu'il a donné.

Son estomac gargouilla. Pourquoi rester ici sans rien à manger, se dit-il, quand il y a de la viande toute prête chez moi ? Inutile de jeûner. Je ne suis pas maudit. Il se leva et dit à Roc Dur :

— Apportez tout dans mon ulaq. Alors je vous dirai.

Kukutux ôta négligemment des mèches de nerf de lion de mer d'un gros morceau qu'elle gardait dans son panier de stockage. Elle trempa les doigts dans un bol de bois rempli d'eau et humecta le nerf qu'elle entreprit de rouler sur sa cuisse.

— Kukutux !

C'était Roc Dur.

Kukutux fit semblant de ne rien entendre et tira sur le nerf pour en vérifier la largeur et la torsion. Elle recommença à le rouler.

Roc Dur descendit à mi-chemin puis sauta. Il fut à côté d'elle en deux enjambées.

— J'ai appelé, accusa-t-il.

Kukutux haussa les épaules.

— Je travaille, dit-elle en levant la main gauche d'où pendait un long fil entre ses doigts.

— Pourquoi as-tu quitté le commerçant ?

— C'est un mauvais homme.

Roc Dur écarquilla les yeux comme s'il voyait l'outrage fait aux esprits.

— C'est un chaman !

— Il m'a frappée !

— Peut-être les Traqueurs de Phoques battent-ils leurs femmes.

— Je suis une Chasseur de Baleines !

— Tu es ce qu'est ton mari.

— Je suis ce que je choisis d'être ! rétorqua Kukutux en reposant son ouvrage pour faire face au chef. Dans notre tribu, une femme choisit son époux ! Tout Chasseur de Baleines sait qu'il ébranle son propre esprit lorsqu'il bat sa femme. Cet homme n'est pas mon mari.

— Une chance pour lui ! dit Roc Dur en marchant de long en large. Il a promis de nous dire comment lever la malédiction si tu retournes près de lui.

— C'est tout ce qu'il veut ?

Roc Dur bredouilla.

— Cela et quelques marchandises d'échange. Quelque chose de chaque chasseur.

Kukutux sourit du coin de la bouche.

— Quelques marchandises d'échange, répéta-t-elle en imitant Roc Dur.

Celui-ci soupira.

— Alors dois-je lui dire que tu refuses ?

— Oui.

— Je devrais lui dire que tu te moques de la malédiction qui frappe les chasseurs. Que d'autres jeunes gens comme le mari de Menhaden — comme le tien — meurent ?

Kukutux se détourna.

— Et s'il se montre incapable d'éliminer le mauvais sort ?

— Tu pourras rentrer chez toi et vivre sans époux ou en choisir un autre.

Kukutux pivota pour planter les yeux dans ceux de Roc Dur.

— Le crois-tu de taille à lever la malédiction ?

— Je ne sais pas, répondit-il avec lenteur. Mais si c'est le cas, comment puis-je refuser de le laisser essayer ?

Kukutux embobina le nerf et le rangea dans son panier à couture.

— Si la malédiction pèse encore, je pourrai choisir mon époux ?

— Oui.

— N'importe lequel ?

— Oui. Iras-tu ?

— J'irai. Mais n'oublie pas ta promesse.

Sur quoi elle commença à emballer ses affaires.

Du plus jeune au plus vieux, ils vinrent, à commencer par Mangeur de Poissons. Il apporta un ventre de phoque d'huile, rance à en juger par la puanteur qui s'échappait du bouchon, mais c'était sûrement beaucoup pour lui. De l'huile de lampe pour de nombreux jours. Vint ensuite Grandes Oreilles avec des peaux de fourrure de phoque, puis Poisson Nageant avec un ventre de lion de mer de poisson séché, trois vessies d'huile de phoque clarifiée et une robe de nuit en peaux de loutre assemblées. Après quoi, Roc Dur arriva les bras chargés.

Pour honorer l'alananasika, Waxtal se leva. Roc Dur déposa à ses pieds un parka en veau marin muni d'un capuchon à la manière des Chasseurs de Morses ; deux hampes de lance, droites et solides ; trois têtes de harpon en ivoire, chacune dans un panier noir de fanons de baleine tissés ; et deux ventres de lion de mer d'huile de phoque fraîche. Waxtal réprima un sourire, se contenta de hocher la tête avant de s'asseoir pour attendre les présents des plus jeunes qui tous essayaient de surpasser les autres.

Waxtal pinça les lèvres en signe de satisfaction. Qui pouvait évaluer avec justesse l'habileté d'un chasseur ? Chaque cadeau était donc encore plus beau que le précédent. Il ne restait plus à venir que quelques garçons. Ils avaient peu à offrir à part ce qu'ils avaient mendié à leurs mères ou grands-mères — paniers, sacs à cueillette, nerf, lignes de varech tressées. Mais quel commerçant négligerait ces choses ?

Une fois les marchandises empilées aux coins de l'ulaq, Roc Dur amena Kukutux. Elle avait le visage renfrogné et les bras pleins de ces choses que les femmes trouvent importantes — paniers et aiguilles, fourrures et vessies d'eau. Waxtal n'eut pas un regard pour elle, fit comme s'il ne remarquait même pas sa présence. Mais, du coin de l'œil, il guetta sa réaction à la vue des piles de marchandises. Mais elle se comporta comme si tout ce qu'avaient apporté les chasseurs était là depuis toujours. Elle posa ses affaires, se rendit à la cache de nourriture et commença à préparer à manger.

Waxtal s'aperçut que les hommes l'observaient. Il remarqua le silence de l'ulaq, brisé seulement par le bruit du couteau de Kukutux qui s'affairait à la préparation du repas. En cela, elle était comme toutes les femmes, persuadée qu'il n'existait rien de plus important au monde que les petites choses féminines.

Waxtal se mit debout, tendit les mains au-dessus des hommes et, paupières closes, entonna un chant. C'était une bénédiction en langue Morse ; mais qu'il transforma bientôt en langue Premiers Hommes afin de conférer quelque mystère, afin que les Chasseurs de Baleines sachent qu'il invoquait les esprits bénéfiques. Il bougea ses mains puis ses pieds au rythme lent de ses paroles. Avec leurs cadeaux, les hommes avaient gagné plus qu'une brève formule. Quel chasseur ne se réjouissait d'un tel cérémonial ?

Waxtal chanta donc. Finalement, s'apercevant par la fente de ses yeux que les hommes s'impatientaient, il se rendit près des marchandises. Posant les mains sur chaque présent, il marmonna des paroles de bénédiction. Après quoi il s'empara d'un ventre de phoque d'huile offert par un jeune chasseur et le tint au bout de ses bras tremblants.

— Les esprits disent que ce ventre de lion de mer va aux nouvelles veuves, aux femmes de celui que le morse a emporté. Les esprits disent que c'est le premier signe que la malédiction quittera cette île.

Un murmure balaya le cercle des hommes et II Nage, frère de Menhaden, s'avança pour prendre le ventre de lion de mer des mains de Waxtal.

— Je te remercie pour Menhaden, dit-il, les yeux baissés en signe de respect.

— Ne me remercie pas, remercie les esprits.

Waxtal attendit que le jeune homme ait regagné sa place au milieu des chasseurs avant d'ajouter :

— J'ai promis de vous faire part de ce que m'ont dit les esprits. Écoutez sans parler. Ecoutez et entendez, car il ne sera pas aisé de lever la malédiction et certains ne voudront peut-être pas faire ce qui doit être fait.

Il dévisagea chaque homme, tentant de les imaginer harpon et lance à la main, de voir lesquels agiraient contre d'autres hommes, de se rappeler ceux qui, parmi les vieux chasseurs, avaient le mieux combattu les Petits Hommes. Puis il commença.

— Voici deux ou trois étés, un jeune homme des Traqueurs de Phoques est venu sur cette plage. C'était le petit-fils de l'alananasika Chasseur de Baleines, ce vieillard mort désormais et honoré parmi ceux qui sont dans les Lumières Dansantes.

» Ce vieil homme voulait que son petit-fils apprenne les manières des Chasseurs de Baleines. Qui ne le souhaiterait ? Pourquoi laisser un petit-fils doué pour le maniement des armes et de l'ikyak vivre parmi les Traqueurs de Phoques ? Qui croit qu'un Traqueur de Phoques est plus habile, plus puissant qu'un Chasseur de Baleines ?

Un murmure d'approbation se répandit avant que Waxtal ne poursuive.

— Même la mère du garçon, la femme Chagak, bien que fille d'un Traqueur de Phoques, voulait que son fils soit élevé par son grand-père afin qu'il connaisse les coutumes incomparables des Chasseurs de Baleines. Mais cette femme Chagak — dans ses rêves du pouvoir qui serait donné à son fils — mentit à son grand-père. Le garçon Samig...

Un souffle brutal visant à le faire taire amena Waxtal à lever la main afin de poursuivre de plus belle.

— Ce garçon Samig a été conçu par un Petit Homme, un des ennemis qui sont venus sur cette île. Et tandis que les Chasseurs de Baleines se réjouissaient après la bataille contre les Petits Hommes, les esprits des Petits Hommes, vaincus sur cette île, rassemblaient

leur pouvoir en un seul homme, alors encore enfant nourri au sein d'une Traqueur de Phoques.

Les chasseurs chuchotèrent, hochant la tête, leurs yeux lançant des éclairs rageurs, si bien que Waxtal dut lever les deux mains et attendre que le silence se fasse de nouveau afin de poursuivre. Il ouvrit la bouche quand un homme l'interrompit.

— Comment sais-tu cela ? fit une voix derrière lui.

C'était Phoque Mourant.

— De deux façons. D'abord parce que j'étais avec Shuganan, le chaman Traqueur de Phoques, quand il est mort. A cette époque, ses pouvoirs sont devenus mes pouvoirs.

Waxtal extirpa un couteau à sculpter de son fourreau et le posa sur la paume de sa main droite.

— Son don de sculpteur devint mon don. Lui-même m'a parlé de Samig. Lui-même craignait ce que l'enfant pourrait devenir.

» Deuxièmement, parce que Samig me l'a dit.

— Il savait quand il est venu sur cette île ? Il savait qu'il était un ennemi pour nous ? s'enquit un des plus jeunes, celui qu'on appelait Oiseau Crochu.

Waxtal secoua la tête.

— Non, il ne l'a su qu'une fois de retour parmi son peuple, quand il a défié son père pour la place de chef des Traqueurs de Phoques et qu'il les a emmenés à l'est sur la plage des Commerçants.

— Non, intervint Roc Dur. Le jeune homme dont tu parles est mort. Il est mort sur cette île, écrasé sous la roche d'une corniche, lui, sa femme et un garçon de ce village.

Waxtal sourit.

— Il est vivant. Je l'ai vu, je lui ai parlé. Il règne sur mon village et son pouvoir est maléfique. Pourquoi pensez-vous que moi, qui ne suis plus jeune, j'aie quitté mon peuple pour faire du troc ?

— Comment savoir que tu dis la vérité ? demanda Phoque Mourant.

— Si mes paroles n'étaient pas vraies, dit Waxtal en

se tournant vers Phoque Mourant, prononcerais-je aisément le nom de Samig ?

— Tu prétends être chaman. Les chamans possèdent des pouvoirs. Tu prononces le nom du vieil homme, le chaman Traqueur de Phoques.

— Shuganan vit à travers moi. Nous sommes un.

Les hommes échangèrent des propos et dévisagèrent

Waxtal, le regard plein de doute.

— Vous refusez d'accepter le savoir d'un chaman, dit Waxtal en riant. Accepterez-vous celui d'un Traqueur de Phoques ? La femme qu'il a ramenée s'appelle Trois Poissons. Le garçon est Petit Couteau.

Telles des femmes, les chasseurs portèrent leur main à leur bouche pour dissimuler leur surprise.

— Dis-nous ce que nous devons faire pour lever la malédiction, fit Roc Dur.

Waxtal sentit son esprit se soulever. Cette impression de liberté déclencha un rire. Et c'est en riant qu'il répondit :

— Tuer Samig.

Kukutux offrit de la nourriture mais les hommes refusèrent. Elle s'assit donc pour écouter et attendre. Ils planifiaient, parlaient, passant le plus clair de cette journée à discuter d'un voyage vers la lointaine plage des Commerçants, où seul Waxtal s'était déjà rendu. Les hommes étaient comme des gamins excités, agitant les mains, battant des cils. Seul Phoque Mourant gardait son calme, au point que si le coin sombre de ses yeux ne brillait pas, on l'aurait cru endormi.

Une fois les préparatifs achevés, toutes les paroles prononcées, les hommes, y compris Roc Dur, s'en allèrent. Kukutux était assise, mains sur les genoux. Oui, s'il levait la malédiction, elle serait épouse de ce commerçant. Il y avait pire. Il était plus grave de voir les enfants affamés, de les entendre réclamer à manger en pleurant, de voir le chagrin dans les yeux des jeunes mères, d'entendre les chants de deuil des veuves.

Waxtal finit par s'approcher d'elle.

— Veux-tu à manger ? demanda Kukutux.

— Tu es ma femme.

— Oui, répondit Kukutux sans baisser les yeux en signe de respect, sans incliner la tête.

L'homme serra les poings.

— Il y a de la nourriture dans cette chambre, dit-il en désignant du menton la chambre la plus proche de la sienne.

Kukutux se leva et s'y rendit, certaine que Waxtal mentait. Qui gardait de la nourriture dans une chambre ? Il voulait simplement qu'elle y aille de son plein gré. Puis il la rejoindrait, exigeant ses droits d'époux. Mais il y avait bel et bien de la nourriture — un sac à bouillir de ragoût dont la viande et le bouillon étaient froids et couverts d'une épaisse couche de graisse.

— En veux-tu un peu ? appela Kukutux.

— Oui, j'ai faim.

— Si tu attends, je vais emporter le ragoût dehors pour le réchauffer, dit Kukutux en prenant le sac à deux mains.

Waxtal secoua la tête et apporta deux bols qu'il plongea dans le sac.

— Pends-le au-dessus d'une lampe à huile. Cela se réchauffera progressivement, dit-il.

Elle obéit et s'assit à côté de Waxtal. Il lui tendit un bol.

— Mange.

Elle attendit qu'il ait pris la première bouchée et mangea. Une fois son bol vide, Waxtal demanda :

— Ton mari a été tué à la chasse ?

— Oui.

— Es-tu prête à être femme de nouveau ?

Voyant qu'elle ne répondait pas, il demanda :

— Depuis quand est-il mort ?

— Plus d'un an.

— Assez longtemps.

Waxtal se leva et lui tendit la main. Ses doigts étaient vieux, ses jointures enflées, mais en esprit Kukutux vit cette main refermée sur une canne, les doigts serrés tandis qu'il la frappait.

— As-tu une autre épouse ? s'enquit-elle en se relevant sans s'occuper de la main tendue.

— Elle est morte.

— Nous sommes tous deux en deuil.

— Ta vie ne sera pas si terrible, fit Waxtal en désignant toutes les marchandises de troc.

— Ce n'est pas à moi.

— Tu es une femme. Quelle femme en espère autant ? s'exclama-t-il en riant. Mais comme tu es mon épouse je vais te donner quelque chose. Choisis.

— N'importe quoi ?

— N'importe quoi.

Kukutux contempla longuement les fourrures et les peaux, la viande et l'huile. Finalement, elle désigna, sur la poitrine de Waxtal, le collier de pierres bleues que Hibou lui avait donné.

— Ça.

Waxtal plissa les yeux, hésita, puis ôta le collier et le lui tendit. Après quoi elle le suivit dans sa chambre à coucher.

62

Péninsule d'Alaska

Kiin pela l'œuf qu'il tendit à Shuku. Il fit la moue et détourna le visage.

— C'est mieux que rien, lui dit sa mère.

Mais elle sentit l'œuf et comprit son refiis. Trop de jours avaient passé depuis qu'elle avait ramassé et durci les œufs. La moisissure décolorait le blanc et commençait à s'attaquer au jaune.

Avec un soupir, Kiin porta le regard vers la mer du Nord. Elle allait pêcher. À cet endroit, le rivage plongeait dans la mer. À l'aide d'une ligne à main, elle pourrait attraper des menhadens ou même une morue. Elle leva les yeux au ciel pour vérifier la position du soleil. Mieux valait attendre la marée basse, songea-t-elle, et ramasser des oursins ou des clams. Elle se libéra de son panier à porter et s'assit, refusant de penser qu'elle s'était dit la même chose la veille et n'avait rien fait.

Voilà deux mois qu'elle avançait à allure régulière et elle devait avoir parcouru plus de la moitié du chemin. Si elle pouvait s'obliger à continuer ainsi, dans moins de deux lunes elle serait à l'entrée de la baie des Commerçants. Il ne lui resterait alors qu'à s'asseoir et attendre qu'un chasseur Premiers Hommes la trouve.

Depuis sa chute, les mains de Kiin avaient eu le temps de guérir ; il restait seulement de petites cicatrices roses sur sa peau brune. Le bout de ses doigts était encore fragile à l'endroit où les ongles avaient été arrachés, mais elle constatait déjà la fine bordure de la repousse. Afin d'en protéger l'extrémité, elle s'était sculpté des ongles en bois qu'elle fixait chaque jour pour protéger la peau fragile.

Mais chaque jour, la marche était plus difficile. Des lignes rouges et douloureuses partaient des entailles de ses pieds jusqu'à ses genoux.

Tous les matins, Kiin s'enveloppait les pieds de bandelettes de peau de phoque avant d'enfiler ses bottes. Tous les soirs, elle libérait ses pieds qu'elle lavait à l'eau de mer. Mais chaque jour, elle devait s'arrêter un peu plus tôt et s'accorder davantage de repos. Deux jours auparavant, elle avait tout juste atteint la colline suivante où elle était restée, ne se rendant qu'une fois sur la plage pour ramasser quelques morceaux de bois flotté venus de la mer du Nord, ainsi que quelques clams. La veille, elle n'avait rien fait.

Fouillant son sac posé près d'elle dans les roseaux des sables, elle trouva le ventre de phoque dans lequel elle remisait ses provisions. S'il avait un temps regorgé de poissons, il était désormais vide et plat. Trois morceaux de poisson pendaient à l'extérieur du panier.

— Trois morceaux, dit Kiin qui perçut le danger de ses propos.

Elle tendit un bout à Shuku. Il faudrait que je mange, pensa-t-elle. Mais elle n'avait pas faim. Son visage était chaud malgré le vent glacé et ses yeux semblaient voir trop et trop vite, provoquant des battements dans ses tempes et des douleurs dans son ventre.

— Je vais pêcher, dit-elle à Shuku.

Elle tira une ligne de varech de son panier et la fixa à un hameçon taillé dans une coquille de clam. Elle noua la ligne puis, prise de nausée, elle ferma les yeux.

Après s'être reposée un moment, elle rompit un bout de poisson restant qu'elle noua à l'hameçon avec une mèche de cheveux, arrima Shuku dans son dos, la tête sortant par le col de son parka à elle.

Kiin enveloppa sa main gauche d'une bandelette de peau de phoque puis se hissa péniblement sur ses pieds. Son suk était en lambeaux depuis sa chute, elle portait donc le parka et les jambières en provenance du village Morse. Elle ôta ses bottes et marcha lentement en direction de l'eau, à travers les gravillons de la plage, descendant la pente sableuse laissée par la marée. Elle pataugea jusqu'à un endroit où le sable cédait brusquement place à l'eau profonde. Elle déroula alors sa ligne dont elle entoura une extrémité autour de son poignet protégé. L'eau froide endormit la douleur de ses pieds, mais avec le poids de Shuku, elle avait du mal à garder l'équilibre dans les vagues. Elle était debout, pieds écartés, genoux pliés, bandant ses muscles, priant les esprits anciens du soleil, de la lune et de la terre, de lui envoyer du poisson.

Quand la ligne mordit, Kiin crut que c'était encore une vague qui l'attirait dans la mer. Puis, elle comprit que c'était un poisson. Elle leva les yeux pour remercier les esprits, mais le gris du ciel lui fit mal à la tête, aussi se concentra-t-elle sur la ligne, la faisant jouer avec précaution, comme le lui avait appris Nez Crochu il y a bien longtemps. Si c'était une morue, elle devait donner un coup sec pour ficher l'hameçon dans la bouche du poisson. Si c'était un menhaden, elle devait être plus prudente et attendre d'être certaine que le poisson ne se contentait pas de grignoter les bords de l'appât.

Elle sentit une longue et puissante secousse. Une morue, se dit-elle en tirant brusquement, levant et abaissant sa main. Elle enroula sa ligne et, bougeant en même temps que le poisson, elle le laissa se fatiguer dans son combat.

Elle oubliait presque qu'elle avait mal aux pieds, elle oubliait presque qu'elle portait Shuku. Il n'y avait plus que Kiin et le poisson. S'il se donnait à son hameçon, elle aurait de quoi manger pour un voire deux jours de marche.

Elle fit encore un, puis deux tours de ligne autour de son poignet. La morue se fatiguait et nageait en cercles de plus en plus petits. Kiin poursuivit sa manœuvre jusqu'à distinguer enfin le poisson.

— Pas une morue, un flétan, s'exclama-t-elle en réprimant un cri. Un flétan !

Et elle éclata de rire en entendant Shuku pousser un cri rauque.

Kiin commença à reculer pour amener le poisson en eau moins profonde. Il tomba enfin sur le sable. Comme elle n'avait pas de gourdin, elle ramassa une pierre qu'elle écrasa sur la tête du flétan. Le poisson trembla avant de s'immobiliser. Il atteignait presque la taille d'une loutre. De quoi manger pendant cinq ou six jours, se dit Kiin. Elle planta ses mains dans les branchies du poisson et le tira plus haut.

L'effort ramena la douleur dans ses pieds et ses jambes. Elle libéra sa main gauche et s'assit à côté de sa prise pour ôter les bandelettes de ses pieds. Au-des-sus du pansement, ses jambes étaient rouges et enflées et, sans le soulagement du bandage, c'était encore pire.

— Nous avons de la nourriture, Shuku, dit-elle à son fils.

Mais tout en parlant, elle ferma les yeux à la clarté trop vive du ciel.

— Nous devrions nous reposer, Shuku. C'est presque la marée basse. Reposons-nous. Je ramasserai des oursins tout à l'heure. Nous dresserons notre campement dans l'herbe de la prochaine colline et nous resterons une journée à faire sécher notre poisson et à manger des oursins. Après quoi nous partirons retrouver ton père.

Elle s'allongea sur la plage. Elle ôta Shuku de sa bandoulière afin de le nourrir puis s'enroula autour de son butin. Elle resterait ainsi, juste un tout petit moment. Elle fermerait les yeux, juste un instant.

63

Chasseurs de Baleines

île de Yunaska, îles Aléoutiennes

Kukutux était à genoux et se mit debout. Elle posa une fois encore les mains sur les pierres qui recouvraient la tombe de son époux.

— Galet Blanc, murmura-t-elle, je serais heureuse d'être assise près de toi pour le reste de mes jours.

Du revers de la main, elle essuya les larmes de ses joues puis se rendit au monticule plus petit qui constituait la tombe de son fils.

— Du moins tes os seront-ils une part de cette île, lui dit-elle.

Elle se détourna et traversa les collines pour gagner la plage où tous les habitants du village s'étaient rassemblés.

Les ikyan des hommes et trois embarcations plus longues et plus larges, les iks des femmes, pleins de paquets de peau de phoque, étaient alignés sur le rivage.

Les gens étaient en famille et Kukutux chercha Waxtal, son mari. Elle vit qu'il était déjà dans son ikyak et pagayait.

« Qu'il parte donc, qu'il s'en aille, murmura un esprit pervers. Tu pourras ainsi demeurer en arrière. Il ne le saura que lorsque tout le monde s'arrêtera pour la nuit. À ce moment-là, il sera trop tard pour qu'il revienne te chercher. »

Cette pensée était douce au cœur de Kukutux qui se souvint toutefois qu'une femme doit suivre son mari.

— Si je reste ici, chuchota-t-elle au vent, peut-être que Waxtal ne conduira pas notre peuple à la plage de Samig pour hâter sa mort. Quelle chance aura notre village si Samig vit et que la malédiction demeure ?

Elle s'aperçut que Roc Dur s'était approché de son ikyak et s'adressait aux deux vieillards et aux sept vieilles femmes qui devaient rester sur l'île des Chasseurs de Baleines.

— Prenez soin des enfants que nous laissons avec vous. Nous serons revenus l'été prochain. Guettez notre retour.

Tu reviendras, songea Kukutux. Mais pas moi.

Waxtal ne comptait pas revenir. Il l'avait prévenue qu'ils resteraient au village des Premiers Hommes après la bataille sur la plage des Commerçants. Il y prendrait sa place de chef.

Kukutux leva les yeux sur la montagne Atal, puis de nouveau en direction des collines où étaient ensevelis son mari et son fils. Désormais, tout ce qu'elle aurait comme souvenir était la bande de fourrure de la couverture de son fils, ainsi que la mèche de cheveux et la griffe d'ours provenant de la chambre de son époux. La douleur au creux de sa poitrine était si violente que chaque respiration était tranchante comme une lame.

Elle soupira pour alléger le poids de son chagrin puis se demanda :

— Ma peine est-elle plus grande que celle de Panier Moucheté qui doit laisser un enfant de deux étés avec sa grand-mère ? Mon chagrin est-il plus grand que celui de Vieille Oie qui voit partir son fils et sa fille ?

Pendant que Roc Dur poursuivait son discours, Kukutux détaillait le nombre de ventres de phoque d'huile, de peaux de viande et de poisson qu'il donnait aux vieillards et aux enfants — assez pour qu'ils tiennent l'hiver et au-delà.

Nous qui partons avec Waxtal, songea Kukutux, sommes ceux qui auront faim. Mais ainsi que l'avait expliqué Waxtal au cours des nombreuses soirées passées à organiser l'expédition, les femmes qui ne pagaieraient pas pécheraient à la ligne. Les hommes dans leur ikyak guetteraient phoques et lions de mer.

D'ailleurs, il y aurait des oiseaux à attraper, des oursins, des chitons et des clams à ramasser. Waxtal et les commerçants avaient pris cette route l'année précédente. Il connaissait les bonnes plages, les endroits où trouver à manger.

Roc Dur se tut enfin. Les hommes grimpèrent dans leur embarcation, sept chasseurs en tout. Kukutux était dans un ik avec la seconde épouse de Roc Dur et ses enfants les plus âgés, ainsi que Panier Moucheté, Elle Pleure et Neige-dans-les-cheveux, la belle-fille d'Elle Pleure. Contrairement à la plupart des femmes, Elle Pleure refusa de laisser son bébé sur l'île, alors que sa mère aurait pu s'en occuper. Certains l'avaient rabrouée, mais pas Kukutux. Si elle supportait à peine de laisser la tombe de son fils, pourquoi critiquer Elle Pleure qui voulait garder son bébé ?

Kukutux remarqua tout de même que, tandis que tout le monde se rassemblait sur la plage, Elle Pleure eut à peine un regard pour sa mère et aucune parole d'adieu. Voyant la tristesse dans les yeux de la vieille femme, les larmes sur ses joues, Kukutux alla la trouver et entoura de ses bras ses frêles épaules aux os saillants. Elle pleura dans les cheveux blancs et emmêlés de la vieille femme. Puis elle regagna l'ik et aida les femmes à le pousser dans l'eau.

À cause de l'acuité de son regard et de la faiblesse de son bras, Kukutux s'assit devant. Une dernière fois, elle contempla l'île des Chasseurs de Baleines puis posa les yeux sur l'immensité plate et bleue de la mer.

Elle pensa à Hibou. Son frère et lui étaient-ils aussi sur cette mer, voyageant vers l'est lointain ? Puis ses pensées se dirigèrent vers le rivage éloigné de la plage des Commerçants, vers Samig et la bataille qui s'engagerait contre le village des Premiers Hommes.

64

Péninsule d'Alaska

Kiin lutta pour chasser ses rêves. Elle était enfant dans l'ulaq de son père. Elle sentait les nattes de couchage contre sa joue, sentait la lourde odeur de la viande qui cuit, entendait une voix d'homme.

Elle frissonna et essaya de se rendormir. Mais non, si son père était réveillé, elle allait sûrement recevoir une correction. Elle aurait dû être levée depuis longtemps. Elle aurait dû sortir les paniers de nuit et rapporter de l'eau, épointer les mèches des lampes à huile et se tenir prête à aider sa mère dans la préparation des repas de ce nouveau jour. Elle se recroquevilla à la pensée de la canne de son père s'abattant avec force sur son dos.

Elle tendit un bras hors des couvertures pour trouver son suk, n'importe quoi qui protège sa peau, mais sa main ne rencontra rien, pas même la dureté et la froideur des murs de terre et de pierre de l'ulaq. Elle ouvrit les yeux et essaya de s'asseoir mais les muscles de ses membres brûlaient de douleur et elle sentit la douleur familière de ses seins trop pleins.

— Shuku, murmura-t-elle.

Puis la peur lui noua la gorge.

Non, elle n'était pas dans l'ulaq de son père, pas même dans une demeure Morse. Ses bras et ses jambes lui faisaient mal comme si son père l'avait battue.

Où suis-je ? Où est Shuku ? Puis elle se rappela le flétan, la plage. Comment ai-je pu être assez sotte pour m'endormir quand Shuku est impuissant contre la marée ?

Se trouvait-elle désormais dans quelque monde d'esprit ? Si oui, elle devait trouver Shuku afin qu'ils puissent cheminer ensemble vers les Lumières Dansantes. Elle s'assit sur son séant, serra les dents pour refouler la douleur et s'adressa à la frayeur qui hantait ses pensées : Si je suis morte, pourquoi ai-je mal ? Si je suis morte, pourquoi suis-je à l'intérieur d'une demeure et non pas dehors dans le vent et la mer ?

Elle songea aux ulas funéraires, aux morts dont on attachait les jambes à la poitrine avant de les envelopper dans les nattes d'herbe. L'effroi revint. Peut-être était-elle dans l'ulaq des morts d'un autre village, un peuple inconnu, aux traditions différentes de celles des Premiers Hommes.

Réussissant à se mettre à quatre pattes, elle rampa dans l'obscurité, tendant les mains pour toucher les murs au fur et à mesure, jusqu'à ce que ses mains trouvent un rideau d'herbe tissée. Elle écarta le rideau, écar-quilla les yeux et vit une grande pièce où vacillait une faible lumière dans le coin le plus reculé. Tout près, une femme et un homme parlaient. La femme nourrissait un bébé.

— Shuku ? dit Kiin.

Mais elle avait la gorge rauque et les mots ne furent qu'un raclement ténu.

La femme leva les yeux et se leva, sans cesser de nourrir l'enfant.

— Bébé, dit-elle en langue Morse en tendant l'enfant vers Kiin.

Kiin se mit à genoux, puis debout et fit quelques pas tremblants. La femme se hâta près d'elle, le petit dans un bras.

Kiin saisit la femme par l'épaule et, retenant son souffle, posa les yeux sur le bébé. En un cri joyeux, elle s'exclama :

— Shuku !

Tétant paupières closes, Shuku sursauta, tourna la tête et lâcha le sein de la femme pour tendre les bras à sa mère. Les jambes de Kiin ne la portaient plus. Elle s'affaissa sur le sol et s'assit en tailleur à la manière du Peuple Morse. La femme s'adressa à l'homme qui quitta l'ulaq. Puis elle posa Shuku sur les genoux de Kiin. Shuku serra ses bras autour du cou de sa mère et se hissa sur ses pieds. Il se tint ferme et chanta un chant de mots d'enfant entrecoupés de petites respirations.

Kiin leva les yeux sur la femme, pressa les lèvres pour retenir ses larmes.

— Merci, dit-elle en langue Morse.

La femme sourit et, désignant Shuku, dit :

— II... il...

Elle s'interrompit et ses doigts coururent le long de ses joues pour désigner des larmes.

— Je... euh... je.

Son visage se plissait de concentration et elle finit par désigner sa poitrine, le téton encore rose et étiré d'avoir été tété.

— Je, moi ai fait, acheva-t-elle en un sourire.

— Merci, répéta Kiin.

Alors, pour la première fois, elle remarqua le tissage du tablier d'herbe de la femme. Kiin sourit et, passant à la langue des Premiers Hommes, demanda :

— Tu es des Premiers Hommes ?

La femme esquissa un sourire étonné.

— Mon nom est Petite Plante. N'es-tu pas Morse ? demanda-t-elle en parlant clairement la langue des Premiers Hommes, et désignant les vêtements de Kiin — le parka des Chasseurs de Morses et les jambières en peau de caribou.

— Non, j'appartiens aux Premiers Hommes. Je suis Kiin, des Traqueurs de Phoques.

La femme essaya de répondre mais ne réussit pas à prononcer le moindre mot tant elle riait. Kiin, avec Shuku bien au chaud au creux de ses bras, sentit aussi le rire l'envahir, si bien que ni l'une ni l'autre ne put parler pendant un moment, leurs rires les unissant dans la joie.

Ils sont Ugyuun, se dit Kiin assise avec Petite Plante et les six autres femmes arrivées dans l'ulaq. Chacune avait les cheveux sales et emmêlés de cette tribu-là. Même leur peau avait une odeur vieille et âcre.

Cette certitude s'accompagna pour Kiin d'une lourdeur dans la poitrine. Pourtant, elle roula ses jambières, examina les égratignures et les coupures sur ses tibias et sur ses pieds. Elles allaient beaucoup mieux et les lignes rouges qui remontaient de ses blessures pour porter leur poison au cœur avaient disparu.

« Ainsi, chuchota sa voix d'esprit, ce sont des Ugyuun. Tu vois la bienveillance dans leurs yeux ; tu entends leur rire quand ils se parlent des petites choses de la vie. Que t'importe le nom de leur village ? C'est un bon peuple. »

Et Kiin hocha la tête. Qu'est-ce qui importait le plus ? La propreté d'un suk de femme ou ce qu'elle portait dans son cœur ?

— Six jours tu as dormi, dit une vieille femme. Six jours ; ma fille, ici, a veillé sur toi et a nourri ton bébé, tu en étais incapable.

Kiin regarda Petite Plante.

— J'ai dormi six jours ?

Le doux sourire de Petite Plante lui montra qu'elle ne gardait nul ressentiment de tout ce temps que Kiin lui avait pris.

— Six jours, répéta la vieille femme en hochant la tête à plusieurs reprises.

C'était un geste que les femmes Ugyuun paraissaient accomplir à chaque fois qu'elles voulaient impressionner Kiin avec la vérité de leurs paroles.

— Parfois, cependant, tu semblais éveillée, intervint Petite Plante. Tu parlais en langue Morse et tu appelais souvent ton fils. Son nom est Shuku ?

— Oui.

— Qu'est-il arrivé à tes pieds et à tes jambes ?

Kiin croisa les bras sur Shuku assis dans le cercle de ses jambes. Il observait les femmes Ugyuun, se tournant parfois vers Kiin avec des yeux noirs et sérieux.

— Je suis tombée d'une falaise, expliqua Kiin. Je ramassais des œufs.

— Oui, dit Petite Plante. Mon époux Aigle vous a trouvés sur la plage aux oiseaux. Toi et ton fils.

— Tu n'as pas mis de feuilles de canneberge sur tes jambes ? s'étonna une vieille femme qui secoua la tête et claqua la langue en signe de désapprobation. Il y a de la canneberge dans les montagnes.

— C'est vrai, concéda Kiin en affrontant le regard de la vieille femme. Mais mes pensées étaient ailleurs.

— Étais-tu seule sur cette plage ? demanda une autre.

Puis les autres, les quatre assises avec Petite Plante et les deux qui se tenaient debout, bras croisés, toutes se mirent à l'abreuver de questions, élevant la voix jusqu'au moment où l'une d'elles, debout dans le fond, s'écria :

— Du calme ! Nous sommes pires que des guille-mots sur leurs œufs !

Kiin crut la reconnaître — son nez anguleux — de l'époque lointaine où Kiin et son frère Qakan étaient déjà venus dans ce village Ugyuun, avant que Qakan ne vende Kiin au Corbeau. Un frisson de malaise l'ébranla, mais son esprit lui murmura : « Elle ne se souviendra pas de toi. Tu as changé. Tu es méconnaissable. »

Kiin releva donc la tête pour laisser ses yeux briller de la force acquise par les prières, les chants et la vie. Elle rit au rythme des rires des femmes Ugyuuns et attendit la question suivante.

La vieille femme reprit la parole :

— Petite Plante dit que ton nom est Kiin. Est-ce le nom que tu t'es choisi ou bien t'a-t-il été donné par ton père ?

— Par mon père.

— Pourquoi un père appellerait-il sa fille d'un tel nom ? s'étonna quelqu'un.

Kiin serra les lèvres et sentit son visage rougir. Oui, quel père appellerait sa fille Kiin — « Qui », négation de son existence ?

Kiin posa les yeux sur la femme.

— Il voulait un fils, répondit-elle sans ajouter mot — rien sur les raclées, sur les années vécues en étant persuadée qu'elle n'avait pas d'âme, où elle ne pouvait parler sans bégayer.

Plusieurs femmes hochèrent la tête puis l'une d'elles demanda :

— Où est ton mari ?

— Non loin d'ici. Sur la plage des Commerçants.

— Pourquoi portes-tu des vêtements Morses ? s'enquit Petite Plante.

Une autre femme, jeune et qui ressemblait tant à Petite Plante, avec un visage menu et des yeux noirs, que Kiin sut qu'elles devaient être sœurs, approuva d'un signe la question de Petite Plante.

— Pourquoi donnes-tu à ton bébé un nom Morse ?

Kiin les dévisagea. Chacune avait le visage mince, la

peau trop pâle, les lèvres sèches et craquelées. Songeant à ce que le Corbeau donnerait pour son retour, elle eut peur.

— Mon père est un commerçant, dit Kiin avec précaution, commençant par des mots qui étaient vrais dans l'espoir que les femmes Ugyuuns verraient la vérité dans ses yeux, dans la rigueur de ses propos. Mon frère aussi, jusqu'à sa mort. Ces vêtements ont été faits de mes mains d'après les manières du peuple Morse. Quand les autres femmes les voient, elles en veulent pour l'hiver et, grâce à mon travail, mon père peut ainsi troquer ces choses et rapporter des couteaux, de l'huile et de la viande aux Traqueurs de Phoques.

Certaines, dont Petite Plante, eurent un sourire compréhensif. D'autres, comme la grosse femme à la voix forte, plissèrent les yeux comme si elles voulaient percer les secrets que Kiin dissimulait en son cœur.

— Et le bébé ? insista cette dernière. Pourquoi se nomme-t-il Shuku ?

— Son nom lui a été donné par un chaman Morse. C'est un nom de pouvoir.

La femme rejeta la tête en arrière comme si elle réfléchissait à cette réponse. Sa question suivante concerna la couture des jambières, si bien que Kiin sut que la femme la croyait. Puis toutes les femmes parlèrent ensemble et Kiin serra Shuku contre sa poitrine, souriant au bonheur de se trouver dans le village Ugyuun, saine et sauve et si proche de la plage des Commerçants.

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